Lettre d’information n°60. Octobre 2024.

LA LETTRE D’INFORMATION

sur les relations franco-allemandes et l’Allemagne

 

N° 60. Octobre 2024.

Responsable de la rédaction : Bernard Viale.

Délégué à  la « Communication ».

 

Le mot du Président

Chers membres de l’AFDMA, chers amis,

Comme il était à prévoir, l’euphorie des Jeux Olympiques et Paralympiques, un succès aux yeux du monde entier, a fait place en France à une réalité et à un quotidien moins insouciants. L’espérance en une reconstitution d’un paysage politique avec une coalition « à l’allemande » a été déçue et ne devrait pas se réaliser à brève échéance. La France pourrait entrer dans une phase de grande instabilité dont l’issue paraît très incertaine.

L’Allemagne a connu un mois de septembre historique, à la faveur de trois élections tenues dans des Länder de l’est: l’AfD, formation d’extrême droite, a gagné en Thuringe et est arrivée en deuxième position en Saxe et dans le Brandebourg. Un nouveau parti, l’Alliance de Sarah Wagenknecht, d’extrême gauche mais avec aussi des principes affichés d’extrême droite, par exemple sur l’immigration, a fait une percée remarquée. Ces scores reflètent la fracture qui traverse le pays, 35 ans après la chute du mur de Berlin. La coalition au pouvoir à Berlin connaît de fortes turbulences et met même en œuvre une des revendications de l’AfD, commune par ailleurs à celle du Rassemblement national en France, à savoir le rétablissement du contrôle aux frontières à l’intérieur de l’Union européenne. Tout un symbole, même s’il doit être aléatoire…

L’optimisme du « wir schaffen das » d’Angela Merkel semble bien lointain. L’accueil de plus de 1, 35 Mio de réfugiés ukrainiens (environ 65000 en France) n’est certainement pas étranger à cette évolution, tout particulièrement dans les Länder de l’Est. A suivre lors des prochaines élections fédérales en 2025…

Et la coopération franco-allemande dans tout ça ? Silence radio pour l’instant, mais elle est trop importante et elle est trop ancrée dans notre quotidien pour être négligée. A nous, représentants de la société civile et dans le cadre de nos responsabilités, de continuer à veiller au respect de ses acquis et de ses valeurs.

Bien cordialement,

Général (2S) Bertrand Louis Pflimlin

Président

 

Sommaire :

Le mot du Président.

–  Publications:  Et si l’on réunifiait enfin l’Allemagne…

Comment le langage nous rend bêtes.

IFRI / CERFA : nomination.

Sommaire d’Allemagne d’aujourd’hui n° 249.

–  Les manifestations franco-allemandes :

Rencontres-débats à la Maison Heinrich Heine.Le Prix franco-allemand du Journalisme.

Commémoration du 80ème anniversaire de la Libération de la ville de Strasbourg et de la découverte du camp de Natzweiler.

–  La vie de l’AFDMA :

Les Prix de l’AFDMA.
Disparition : Dr. Pierre Adler.
 

                   Publications

Durant les mois passés, nous avons publié un certain nombre d’articles sur notre site internet www.afdma.fr que nous ne reprenons pas dans cette « Lettre d’information ». Vous les retrouverez en page d’accueil  dans le « carrousel d’articles d’actualité » ou « En direct du franco-allemand ».

Rendez-vous sur www.afdma.fr !

 

Et si l’on réunifiait enfin l’Allemagne…

 

Par Gonçalo Pina , Associated Professor for international economics, ESCP Business School.

30 ans après la réunification allemande, des différences importantes demeurent entre l’Est et l’Ouest. Pour inquiétantes qu’elles soient, il est important de les relativiser. Surtout, rien n’est joué.

Lorsqu’on me demande mon avis sur la réunification allemande, je réponds généralement que je pense que c’est tellement une bonne idée, que nous devrions la réaliser. C’est, bien sûr, une boutade, car l’Allemagne est aujourd’hui unie et il n’existe aucune frontière officielle à l’intérieur du pays. Cependant, trente-cinq ans après la chute du mur de Berlin, la division entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est reste clairement visible dans nombre de statistiques économiques et sociales. Et rien n’indique qu’elle devrait disparaître dans un futur proche.

Aujourd’hui, l’ex-Allemagne de l’Ouest possède, en comparaison avec l’Est du pays, de niveaux de revenus plus élevés, de taux de chômage plus bas, plus d’entreprises, un nombre d’heures travaillées moins élevé, plus de millionnaires, plus de propriétaires de voitures, une participation électorale plus élevée, moins de préférence pour les partis politiques extrêmes, plus de jeunes citoyens, plus de proportion d’immigrants, plus d’affiliations religieuses, et plus de déchets produits.

Prégnances historiques
Les différences statistiques coïncident nettement avec l’ancienne frontière entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est, qui sont désormais désignées respectivement comme l’ancien territoire de la République fédérale (RFA en français ou BRD en allemand) et les nouveaux Länder (l’ancienne RDA ou DDR). La séparation historique de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale a créé deux pays aux systèmes économiques et sociaux opposés qui ont divergé pendant plus de 40 ans.

Cependant, l’explication des différences actuelles ne peut se limiter à la prise en compte de ce choc, aussi massif soit-il. En effet, un trio d’auteurs a montré que les mêmes disparités régionales existaient déjà avant la création de la République démocratique allemande (RDA). Par exemple, en 1925, l’Ouest comptait déjà une plus faible proportion d’ouvriers, plus d’emplois indépendants, moins de votes pour les partis extrêmes, une plus grande fréquentation de l’église et une plus faible participation des femmes au marché du travail. En outre, l’impact destructeur de la Seconde Guerre mondiale a été plus important à l’Est, et il y a eu une migration sélective de l’Est vers l’Ouest entre la fin de la guerre et l’édification du mur.

Des rapprochements mais pas de convergence durable
Après la chute du mur de Berlin (qui était surtout une destruction à coup de pioches et de marteaux) en 1989, un certain optimisme prévalut alors. Maints dirigeants allemands et européens crurent ou feignirent de croire qu’il suffirait de réunifier le pays pour obtenir une convergence totale à long terme entre les deux parties du pays. Certes, l’Allemagne de l’Est a hérité de l’Allemagne de l’Ouest des institutions qui fonctionnaient bien. Bonne surprise : elle a aussi connu un processus de privatisation qui s’est avéré meilleur que ce que l’on pensait au départ et elle a reçu d’importants transferts financiers de l’Ouest, largement utilisés pour financer les dépenses sociales et l’investissement. Cependant, après une augmentation initiale du niveau de vie à l’Est, les conditions économiques se sont rapidement détériorées et la population a diminué. Les transferts fiscaux ont pu réduire les divergences entre les deux régions, mais ils ont échoué à créer une convergence durable.

Cela n’est pas vraiment surprenant si l’on considère que la désintégration a été un choc beaucoup plus important que la réunification. Après plus de quatre décennies de séparation, les infrastructures de production n’ont jamais retrouvé leur répartition spatiale d’avant. La réunification n’y a pas réussi. En outre, la manière dont la réunification a été effectuée a probablement exacerbé ces disparités.

Impacts psychologiques non anticipés
La convergence n’est pas qu’une affaire d’argent et certaines mesures qui pouvaient paraître justifiées d’un strict point de vue économique ont eu des impacts inattendus, notamment sur la psychologie des individus. Or, cette dernière joue un rôle aussi important que difficile à mesurer dans les affaires économiques. Ainsi, les pertes d’emplois liées à la privatisation des entreprises publiques à l’Est ont eu pour effet imprévu de diminuer la confiance individuelle, mais aussi de réduire l’engagement politique et d’augmenter le soutien aux partis radicaux, comme l’ont montré les travaux de Kellermann. Ces sentiments de méfiance sont aujourd’hui profondément ancrés. Le soutien aux partis extrêmes ne diminue pas et de nombreux électeurs s’opposent au projet européen.

Trente-cinq ans après la réunification, il n’y a pas de chemin clair vers la convergence pour les anciens Länder de l’Allemagne orientale. Au contraire, nous connaissons actuellement une situation de paralysie politique, en partie influencée par les chocs géo économiques plus importants qui ont frappé l’Allemagne ces dernières années, tels que l’invasion russe de l’Ukraine et la stratégie de la Chine forteresse. La fragmentation politique, économique et sociale est de retour.

Inégalités européennes

Pour ne rien arranger, la réunification s’est produite dans le contexte où les divergences entre régions européennes progressaient plus généralement. Aussi inquiétante qu’elle soit, la situation allemande est loin d’être un cas isolé au sein de l’Union européenne. On oublie trop souvent que quasi simultanément, une autre unification a eu lieu : celle consécutive à la signature du Traité de Maastricht, qui est entré en vigueur le 1er novembre 1993. Cela a marqué la fondation de l’Union européenne (UE) et a accru la coopération entre les États membres, assuré le développement des institutions européennes et préparé le terrain en vue de la création d’une monnaie commune : l’euro. Toutefois, à l’instar de la réunification allemande, elle n’a pas entraîné, comme on aurait pu s’y attendre, de fortes convergences entre les régions au sein de l’Union européenne.

Des clivages similaires à ceux observés entre l’Ouest et l’Est de l’Allemagne existent dans d’autres pays européens, tels que le clivage entre les mondes urbain et rural en France, mais aussi au sein de l’Union européenne, où les régions périphériques ont connu davantage de difficultés, à quelques exceptions près, ces dernières années. La voie d’une reprise durable pour ces périphéries n’est pas évidente.

Au lieu de cela, plusieurs facteurs nous font craindre que nous soyons en train de somnoler vers une désintégration politique et économique au sein des États européens et de l’Europe, comme le montre l’expérience récente du Brexit.

Mieux allouer les fonds
Si ces problèmes ne peuvent pas être résolus facilement, je voudrais malgré tout suggérer deux pistes à explorer. Un domaine prometteur concerne l’efficacité des fonds de l’UE. Comme je l’ai expliqué avec mon coauteur Jérôme Creel dans notre publication ThisGenEU, il est urgent de modifier considérablement le niveau et l’utilisation de ces fonds afin de relever les véritables défis actuels, au-delà des seuls objectifs futurs liés au changement climatique.

Nous en savons désormais beaucoup plus sur la manière dont les fonds européens peuvent être utilisés efficacement. L’un des problèmes posés est que certains gouvernements locaux peuvent être tentés de réagir à ces fonds, en réduisant les dépenses publiques, ce qui risque de compromettre les effets escomptés. Il est donc essentiel de cibler les fonds qui favorisent la croissance à moyen terme et de les associer à des politiques qui permettent aux régions périphériques de les utiliser de manière plus productive, afin d’éviter les situations de type « maladie hollandaise ».

Maladie hollandaise
Ce terme désigne une situation où les apports financiers provoquent des distorsions économiques comme l’augmentation des coûts salariaux, la surchauffe du marché immobilier, ou la concentration excessive des investissements dans des secteurs peu productifs et finissent par nuire à l’économie d’un pays à long terme. Sur le plan politique, cela peut également conduire à une « maladie hollandaise » institutionnelle, où la dépendance excessive aux fonds externes affaiblit les incitations à réformer les institutions locales, créant ainsi des blocages institutionnels et une gouvernance inefficace.

Par exemple, les fonds européens devraient être supervisés par des Européens et non par des autorités locales. Déconnecter leur gestion et leur utilisation des autorités politiques locales est crucial. De même, la politique industrielle devrait être mise en œuvre au niveau européen, afin d’équilibrer la concurrence et la coordination entre les différentes régions. Les gouvernements régionaux pourraient également avoir davantage de responsabilités dans la fourniture de biens publics pour assurer une saine compétition entre les régions.

Plus de libre-échange ?
Deuxièmement, l’Union européenne est encore loin d’être pleinement intégrée. Par exemple, malgré l’engagement de l’UE en faveur du libre-échange et d’un marché unique, trop de contraintes pèsent encore sur les échanges. Même pour le commerce des marchandises, nous sommes toujours loin d’un marché européen unique. Les services représentent un marché encore plus important. Il est essentiel de libérer le commerce de la version européenne actuelle du « libre-échange ».

La réduction des différences réglementaires, des restrictions sur le marché du travail, des asymétries d’infrastructure et l’amélioration des connexions transfrontalières, ainsi que le renforcement de l’intégration du marché des capitaux, permettraient aux économies et aux régions de l’UE de se spécialiser davantage dans la production de biens et de services pour lesquels elles disposent d’un vrai avantage comparatif. Il en résulterait une allocation plus efficace des ressources au sein de l’UE et une plus grande convergence des prix à travers toute l’Europe, ce qui inclurait probablement les salaires et d’autres sources de revenus. Si cet argument vous semble familier, il fait écho au théorème de l’égalisation des prix des facteurs (EPF) qui figure dans de nombreux manuels d’économie.

Évidemment, des recherches et des discussions plus approfondies sont nécessaires pour explorer ces options et d’autres afin de surmonter les défis actuels de la divergence économique. Il s’agit de questions existentielles tant pour l’UE que pour l’Allemagne. Cela est particulièrement important dans le contexte actuel d’incertitude géopolitique accrue. La solution au défi de la réunification de l’Allemagne ne se trouve peut-être pas en Allemagne, mais au sein de l’Union européenne. La combinaison de fonds européens efficaces et d’une intégration européenne enfin achevée a le potentiel d’assurer la convergence économique et de renforcer le tissu politique et social de l’UE et de l’Allemagne. La réunification allemande continue décidément d’être une bonne idée… que nous devrions nous empresser de continuer à mettre en œuvre, car nous avons tous à y gagner.

Article publié dans « The conversation France ».

 

Karl Kraus : comment le langage nous rend bêtes

Par Oussama Bouiss,  enseignant en « culture de la complexité ». CY Cergy Paris Université.

Comment expliquer la montée du nazisme ? Comment, au pays de Goethe et d’Einstein, a-t-on pu passer de la République de Weimar à la dictature nazie ? Selon l’écrivain et satiriste autrichien Karl Kraus, la bêtise entre d’abord par la porte du langage… et des médias.

En 1928, le parti national-socialiste (mouvement hitlérien) comptait 12 sièges au Parlement allemand. Deux ans plus tard, à la suite de la dissolution prononcée par le chancelier Brüning, le parti nazi passe de 12 à 107 sièges. En juillet 1932, après une nouvelle dissolution prononcée par le chancelier Von Papen, le parti nazi devient le premier parti politique allemand avec 230 sièges au Parlement (sur 608 soit +37,8 %) soutenu par les voix de plus de 13,7 millions d’électeurs (sur 36,9 millions soit 37,4 %). Le 30 janvier 1933, grâce au soutien de la droite et après d’âpres négociations, le président Hindenburg nomme Adolf Hitler comme chancelier.

Entre mai et septembre 1933, l’écrivain autrichien Karl Kraus s’engage dans la rédaction de Troisième nuit de Walpurgis dans lequel il dissèque le rôle de la presse et des intellectuels dans l’installation du nazisme dans les esprits. Je vous propose donc de revenir sur quelques éléments de réflexion fournis par Kraus et sur le lien qu’il établit entre la bêtise et la montée de l’extrême droite en Allemagne durant l’entre-deux-guerres.

Karl Kraus et la défense du langage
Écrivain, poète, dramaturge et satiriste, Karl Kraus (1874–1936) a consacré une grande partie de son œuvre à la défense du langage et à la dénonciation de sa corruption et son déclin. Karl Kraus « démasque la société à l’aide de la langue », écrit le philosophe et sociologue Max Horkheimer, car « c’est le massacre des mots et des phrases qui lui révèle la déshumanisation des hommes et des relations entre eux, la destruction de l’esprit par la valeur marchande ».

Ainsi, pour la rédaction de Troisième nuit de Walpurgis, considéré comme indispensable pour comprendre le phénomène nazi par des spécialistes tels que Eric Vogelin, Karl Kraus s’est appuyé sur la lecture des journaux de la période, notamment du quotidien Arbeiter-Zeitung. Dès lors, pour comprendre ce qui se passait, nul besoin d’être doté de dons particuliers : « il faut simplement savoir lire », selon la formule de Voegelin.

En effet, comme le rappelle le philosophe Jacques Bouveresse dans sa préface à l’ouvrage,

« Il suffisait, par exemple, de lire simplement les articles de l’Arbeiter-Zeitung de l’année 1933 […] pour disposer de toute la documentation nécessaire sur les exactions du régime nazi et sur les mécanismes utilisés avec succès par la propagande pour les rendre tolérables et même anodine aux yeux du plus grand nombre. »

La bêtise, selon Kraus, entre donc par la porte du langage. Le manque de sensibilité quant à son importance et de maîtrise quant à son usage participent, dès lors, à l’efficacité du processus d’abêtissement animé par la propagande nazie.

La « catastrophe des phrases » et l’abêtissement intellectuel
La méfiance à l’égard de la manipulation politique est d’autant plus centrale qu’elle constituait une arme centrale de l’appareil de propagande nazie. Dans un entretien mené par le média Blast avec Olivier Mannoni, traducteur de Mein Kampf, ce dernier déclare : « la montée du nazisme, c’est la montée des mots ». Dans son livre Traduire Hitler, ce dernier souligne notamment le « chaos syntaxique et intellectuel » des écrits d’Hitler et son goût tant de la « petite phrase » (punchline, dirait-on) que des énoncés complexes vides de sens.

Ce phénomène de destruction du langage était déjà dénoncé par Karl Kraus sous le nom de « catastrophe des phrases » (titre d’une chronique qu’il publia en 1913 dans sa revue Die Fackel). Cette « catastrophe » est décrite par Jacque Bouveresse comme « celle du triomphe de la phraséologie creuse, qui permet de nier ou de transformer à volonté la réalité […] à la disparition de toute espèce de contenu et de réflexion au profit de la banalité et de l’automatisme ».

En manipulant le langage de la sorte, la propagande nazie s’est évertuée à banaliser le pire des crimes commis. Ainsi, le crime devient un acte de vertu sous la plume d’Hitler qui écrit dans Mein Kampf : “Les armes les plus cruelles étaient dans ce cas humaines quand elles entraînaient la victoire plus rapide, et belles étaient seulement les méthodes qui aidaient à garantir à la nation la dignité de la liberté”. La fin justifiant les moyens, la paix nécessitant la guerre, la cruauté excusée par la quête de liberté, tuer devient un acte d’humanité.

Par conséquent, « l’arrivée au pouvoir des nazis confirme de façon éclatante, aux yeux de Kraus, le fait que, quand on maltraite à ce point le langage et pense, par conséquent, de façon aussi fautive, on ne peut pas ne pas agir simultanément de façon immorale et même criminelle. En d’autres termes, il y a tout lieu de s’attendre à ce que l’absence totale de respect pour le langage s’accompagne d’une absence de respect aussi complète pour l’être humain lui-même », poursuit-il.

« Innocence persécutrice » et manipulation
Parmi ces mécanismes linguistiques mobilisés par la propagande, Kraus dénonce celui de « l’innocence persécutrice ». Son principe est simple : le persécuteur se présente comme une victime, innocente de tout mal et n’agissant que par nécessité. Déjà, Kraus soulignait l’importance de cette attitude comme facteur explicatif de la Première Guerre mondiale. Avec la propagande nazie, cette manipulation des faits prend une importance déterminante pour faire passer le mal pour un bien voire nier la réalité des crimes commis.

Dans Troisième nuit de Walpurgis, Kraus synthétise ainsi ce concept d’« innocence persécutrice » : « On n’est au courant de rien et on parle d’autre chose ; on n’a rien fait, mais c’est l’autre qui est coupable de cela ; il ne s’est rien passé et c’est lui qui l’a fait ». Dans Les premiers jours de l’inhumanité, Bouveresse explique que ce « mode de pensée et de comportement » a pour objectif de « faire passer le mensonge sanglant pour la vérité, l’injustice criminelle pour le droit, l’agresseur violent pour l’agressé qui ne recherchait, pour sa part, que la paix et la concorde, le meurtrier pour une victime qui a essayé simplement de se défendre, et la fureur qui se déchaîne pour une façon d’agir raisonnée et raisonnable, qui est certes la plupart du temps incomprise, mais n’en est pas moins imposée et justifiée par une nécessité supérieure ».

Pour y parvenir, le persécuteur mobilise un double langage : un premier où les persécutions qu’il commet sont minimisées, atténuées voire niées ; un second où tout acte de l’opprimé est jugé comme une violence inacceptable, diabolique et insupportable.

Une illustration de ce phénomène est donnée dans la fable « Les animaux malades de la peste » de Jean de la Fontaine : que le Lion ait dévoré des moutons est un « honneur » selon le Renard et ni le Tigre ni l’Ours ne seront inquiétés de leurs fautes. Tuer un berger ou un mouton, passe. Cependant, que l’Âne ait pu manger l’herbe d’un pré ne lui appartenant pas : « manger l’herbe d’autrui ! Quel crime abominable ! » La Fontaine concluant donc de sa célèbre maxime : « Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».

Le devoir de résister à la bêtise
En nous laissant duper par le mensonge, les phrases creuses, les manipulations malveillantes du langage, la bêtise s’installe dans nos esprits, créant le terreau fertile des idéologies autoritaires et criminelles. Or, comme l’indiquait Voegelin à un étudiant élogieux d’Hitler : « Parmi les droits de l’Homme, cher Monsieur, ne figure pas le droit d’être un imbécile. Vous n’avez pas le droit d’être un idiot ».

À cet égard, parce que « les bêtises ne se renouvellent finalement pas beaucoup et ont presque toujours un air connu », selon Jacques Bouveresse, « tout le monde doit être présumé capable en principe d’intelligence et de vertu, et peut donc être considéré comme coupable de se conduire de façon stupide ou immorale ». Résister à la bêtise est donc un devoir fondamental du citoyen dont la dignité est étroitement liée au fait qu’il est un « être doué de raison et de conscience ».

Pour se hisser à la hauteur de cette responsabilité intellectuelle, l’œuvre de Karl Kraus, que nous avons brièvement introduite dans cet article, nous offre « une leçon de résistance de l’espèce la plus magistrale » (Bouveresse). Pour le sociologue Pierre Bourdieu, il s’agit même d’un « manuel du parfait combattant contre la violence symbolique » tant « il a été un des premiers à comprendre en pratique la forme de violence symbolique qui s’exerce sur les esprits en manipulant les structures cognitives ».

Plus encore, par son style et sa défense du langage, le satiriste nous met en garde contre un phénomène qui requiert toute notre vigilance : « le fait que les soumissions et les conformismes ordinaires des situations ordinaires annoncent les soumissions extraordinaires des situations extraordinaires » (Bourdieu).

Article publié dans « the Conversation France »

 

IFRI / CERFA : Nomination

Paul MAURICE,  Secrétaire général, Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa)

Domaines d’expertise :

Politique intérieure allemande, partis politiques et géographie électorale en Allemagne
L’Allemagne sur la scène internationale
Politique étrangère et de sécurité de la République fédérale d’Allemagne
Relations franco-allemandes dans le cadre de la construction européenne
Paul Maurice est Secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) depuis septembre 2024. Il a été chef de la Mission de l’Allemagne, de l’Europe alpine et adriatique à la Direction de l’Union européenne du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, de septembre 2022 à août 2024. Il était auparavant chercheur au Cerfa à l’Institut français des relations internationales (Ifri) de mars 2020 à août 2022, où il a travaillé en particulier sur les questions de politique intérieure allemande et les relations franco-allemandes dans le cadre de la construction européenne.

Paul Maurice a étudié l’histoire contemporaine et les relations internationales à l’Université Paris-Sorbonne et à la Freie Universität de Berlin et est titulaire depuis 2015 d’un Master d’Histoire contemporaine (spécialité mondes germaniques) de l’Université Paris-Sorbonne. Ses travaux de doctorat d’histoire contemporaine à Sorbonne Université, en cotutelle avec l’Universität des Saarlandes et dans le cadre de l’UMR Sirice (Sorbonne, Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe) portent sur l’Allemagne de l’Est. Il enseigne également à Sciences Po dans le cadre du Master de l’École d’Affaires Publiques. Il est membre du comité de rédaction de la revue Allemagne d’aujourd’hui.

 

Allemagne d’aujourd’hui

 

SOMMAIRE  N° 249 juillet-septembre 2024

 

Éditorial par Jérôme Vaillant : L’impact des élections régionales du 1er septembre 2024 en Thuringe et en Saxe.

Dossier :

Politiques sociales européennes : différences et perspectives à partir de l’exemple de l’Allemagne et de la France.

Un dossier dirigé par Étienne Dubslaff, Françoise Knopper et Sylvie Karsenty, introduit également par Olivier Dedieu

Introduction.

Politiques sociales en Allemagne et en France au regard de la dimension européenne – É. Dubslaff, F. Knopper, S. Karsenty et O.Dedieu.

Regards croisés sur les modèles sociaux en Allemagne et en France.

H. Stark – La France et l’Allemagne face aux enjeux de la politique sociale de l’Union européenne.

F. Knopper, É. Dubslaff – Références nationales et européennes dans la campagne européenne de six partis français et allemands.

F. Syrovatka – La fonction du système de retraite dans les régimes de croissance allemand et français.

Traduit de l’allemand par Béatrice Pellissier.

S. Bouiller – Comparaison et bouleversement des modèles économico-sociaux en RFA et RDA autour de 1990.

B. Gnaegy – Le rapport au travail depuis la réunification de l’Allemagne dans le roman Unterleuten de Juli Zeh.

P.-F. Weber – Les politiques sociales en Pologne. Héritage, tendances et défis. Quels développements et quels référentiels pour les droits sociaux à l’échelle européenne ?

P.-C. Müller-Graff – Développements et référentiels pour les droits sociaux à l’échelle européenne. État de la question sous l’angle juridique.

S. Gaudin – L’Europe sociale, une politique d’avenir.

L. Cappelletti, M. Chehimi – La standardisation de la RSE, une voie nouvelle de dynamisation des politiques sociales de l’Union européenne.

J.-M. Arrivé – Pour une Union européenne sociale.

G. Valin – Les défis du management. À propos de l’ouvrage de Johann Chapoutot consacré à Reinhard Höhn.

L’actualité sociale par B. LESTRADE

Comptes rendus

Sylvie Le Grand, Ernst-Wolfgang Böckenförde (1930-2019), médiateur

entre catholicisme et social-démocratie, une pensée théologico-politique

(C. TALANDIER) – Catherine Wermester, Représentations de mutilés de

guerre en Allemagne (1914-1933), une étude visuelle (A.-M. SAINT-GILLE).

 

Hommage. Rudolf HERRMANN (1942-2024).

 

 

Les manifestations franco- allemandes

 

A la Maison Heinrich Heine, Cité universitaire internationale, Boulevard Jourdan, Paris 14ème

Débat, mercredi 23 octobre de 17h à 18h30 :

Répercussions du conflit israélo-palestinien sur les sociétés française et allemande : Missions et enjeux pour l’éducation à la citoyenneté et les échanges de jeunes.

En partenariat avec l’OFAJ et la Bundeszentrale für politische Bildung.

Les événements du 7 octobre 2023 et leurs conséquences se font sentir dans les sociétés française et allemande. Les actes antisémites ont augmenté de manière dramatique, tout comme le racisme antimusulman. Le discours s’est durci à de nombreux niveaux. Comment peut-on aborder et approfondir ce thème avec des jeunes ? Cette table ronde avec des spécialistes de France et d’Allemagne se propose d’analyser les enjeux de l’éducation à la citoyenneté et des échanges internationaux de jeunes dans ce contexte.

Dans le cadre d’un forum d’expertes et experts. Programme publié prochainement.

 

Petit-déjeuner-débat le lundi 2 décembre de 9h30 à 10H30 :

La coalition feu tricolore – trois ans d’expérience politique en Allemagne

Cycle « Ce qui fait bouger l’Allemagne 5/5 » . Animé par Jeannette Süss (IFRI)

Ce cycle vise à questionner les grands enjeux politiques qui se posent pour l’Allemagne qui fait face à plusieurs bouleversements sur le plan géopolitique, économique et sécuritaire. Ces derniers conduisent à une fragmentation croissante du système politique allemand. Les partis dits « traditionnels » doivent faire leurs preuves cette année lors des élections européennes et régionales. Ainsi, les évolutions politiques en Allemagne impactent fortement les relations franco-allemandes, déterminantes pour l’avenir de l’Europe. Ce format ouvert à tous et à toutes tient à engager un débat d’actualité autour de la politique allemande.

 

Prix franco-allemand du Journalisme  2024

 

Le Grand Prix franco-allemand des médias a été attribué le 14.09.2024 à Wim Wenders, réalisateur, lors d’une cérémonie à la Maison de la Radio à Paris.

 

Rappel : Commémoration du 80ème anniversaire de la Libération de la ville de Strasbourg et de la découverte du camp de Natzweiler

Plusieurs cérémonies nationales sont prévues respectivement les 23 et 25 novembre 2024, répertoriées par le Comité départemental du Bas-Rhin du 80ème anniversaire de la Libération, avec de nombreuses manifestations, rencontres, expositions…

Pour plus d’informations : pref-cabinet-prefet@bas-rhin-gouv.fr

 

La vie de l’AFDMA

 

PRIX de l’AFDMA

Remise du Prix de l’AFDMA le 04.07.2024 par Cyrille Schott à Strasbourg

Deux Prix de l’AFDMA) ont été remis le lundi 8 juillet 2024 au Collège Saint-Etienne à Strasbourg par le préfet honoraire de région Cyrille Schott, délégué pour l’Alsace de l’AFDMA, en présence de Fabrice Stengel, directeur de l’établissement.

Le prix récompensant l’intérêt et l’enthousiasme des jeunes pour l’Allemagne et la langue allemande a été remis à Blanche Zimmermann, née le 24 juin 2006, qui a reçu, par ailleurs, le diplôme de l’Abibac, avec la plus haute note possible.

Blanche Zimmermann a rejoint la classe des bilingues en 4ème et a suivi comme spécialités, Sciences de la vie et de la terre et Humanités. Issue d’une famille francophone, elle a atteint un niveau d’excellence en allemand.  Brillante élève, courageuse, très bien intégrée, avec le sourire, dans sa classe, elle a impressionné ses professeurs par sa maturité et son envie de savoir et de progresser.

Un second prix a été décerné cette année à la professeure Stéphanie Coué, qui prend sa retraite et qui œuvre avec l’AFDMA depuis une vingtaine d’années. A la fois titulaire d’un doctorat d’histoire de l’Université de Freiburg im Breisgau (avec la mention Summa cum laude) et agrégée de l’Université en France, Stephanie Coué est professeure d’histoire-géographie et d’allemand au Collège Saint-Etienne depuis 23 ans. Ayant la double nationalité française et allemande, elle a su faire partager à ses élèves son amour de la langue allemande et son engagement pour l’amitié entre nos deux peuples et pour l’Europe, comme en a témoigné l’ovation debout dont l’ont gratifiée les dizaines d’élèves présents à la cérémonie de remise des diplômes Abibac.

Andrée Kempf, qui a précédé Cyrille Schott comme déléguée de l’AFDMA et avait noué les liens avec Stéphanie Coué, a participé à cette belle cérémonie.

 

Disparition

Nous avons appris récemment le décès du Dr Pierre Adler, membre de l’AFDMA.

Victime avec sa famille de la barbarie nazie, il avait quitté tout jeune Francfort pour se réfugier en France après la « nuit de cristal », avant de réussir à gagner la Suisse, où il a bénéficié d’un accueil favorable à la poursuite de sa scolarité. Après ses études, il s’est établi comme médecin en France, activité qu’il a exercée jusqu’à l’âge de 88 ans.

Pour plus de précisions sur sa vie, voir https://paris-blog.org/tag/dr-pierre-adler/

A une époque de recrudescence de l’antisémitisme, il est important d’honorer la mémoire de ceux qui l’ont subi dans leur chair.

A sa famille et à ses proches, nos plus sincères condoléances.
APPEL / RAPPEL

La vie de l’AFDMA, ce sont aussi les cotisations de ses membres et de ses amis. Merci de soutenir notre engagement !

Le montant a été fixé pour les membres à 35€, et à 25€ pour les amis en 2024, à adresser par chèque à notre trésorier, Olivier de Becdelièvre,

Secrétaire général de l’AFDMA, 101bis rue Lauriston, 75116 Paris.

Pour tout virement, voici les coordonnées bancaires de l’AFDMA : auprès du Crédit Mutuel de Paris :

IBAN : FR76 10278060100002070210112

 

Site internet www.afdma.fr

Le site internet est régulièrement mis à jour avec des articles d’actualité, souvent rédigés par nos membres, sur l’Allemagne et les relations entre nos deux pays dans le contexte de l’Europe. Voir le « caroussel d’actualité » et « en direct du franco-allemand ».

N’hésitez pas à m’adresser vos articles ou contributions dans le cadre des objectifs de notre association et traitant de l’Allemagne, des relations franco-allemandes et de leur place en Europe.

 

Page « facebook » de l’AFDMA

Pour mémoire : En plus du site internet «www.afdma.fr », nous disposons d’un outil de communication supplémentaire sous la forme d’une page « facebook », sous l’appellation « Association Française des Décorés du Mérite Allemand ».

Cette page est aussi régulièrement mise à jour et comprend des informations sur la coopération franco-allemande, sur l’Allemagne et sur l’Europe.