La paix et la guerre en Europe aujourd’hui
La paix et la guerre en Europe aujourd’hui
Le « miracle de la paix » doit être consolidé
Par Cyrille Schott,
préfet (h.) de région, ancien directeur de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), membre du bureau d’EuroDéfense France, délégué régional « Alsace » de l’AFDMA.
Europe de la guerre, Europe de la paix ?
L’Europe est la partie du monde qui est allée au bout, tant de la violence guerrière que de la recherche de la paix.
L’Europe a provoqué la guerre, la seconde guerre mondiale, la plus mangeuse d’hommes de tous les temps, de 50 à plus de 70 millions de morts, selon les estimations ; elle a été, au moins deux fois, au cœur d’une guerre qui a touché le monde entier ; elle a été à l’origine du siècle, le XXème, le plus meurtrier dans l’histoire de l’humanité (sans doute 200 millions de victimes). Elle a poussé dans ses plus extrêmes limites la guerre, parfois civile, pour une idée, que ce soit une idée profane, telles celles de la Nation, de la démocratie, du communisme, du national-socialisme, ou une idée religieuse. La guerre de Trente ans, qui a commencé en 1618 et possédait une dimension religieuse, il y a trois cents ans de cela l’an dernier, a dévasté le Saint Empire, le diminuant d’un tiers de sa population, et pour certaines de leurs parties, comme alors l’alsace, des deux tiers. Par son cheminement intellectuel, scientifique et technique, elle a permis la guerre totale et la domination du monde par la guerre coloniale.
L’Europe a donné toute sa vigueur à l’idée de paix. Elle a permis l’éclosion de la religion, le christianisme, qui enseigne l’amour du prochain et, dans ses fondements, rejette le glaive. Elle a donné naissance à des penseurs qui ont réfléchi à la paix perpétuelle, comme l’abbé de Saint Pierre ou Kant. C’est l’esprit de l’Occident, enfant de l’Europe, qui a suscité des conférences de la paix comme celles de la Haye (1899 et 1907), qui a donné naissance à la SDN puis à l’ONU, ou qui a généré un accord international de renoncement à la guerre, le pacte Briand-Kellog de 1928, celui-ci couronnant les années 1920, où la SDN joua un rôle positif et Briand-Stresemann formèrent un premier couple franco-allemand dédié à la paix.
Le « miracle de la paix »
Si, à l’issue de la première guerre mondiale, le président américain Wilson se prononçât pour une « paix sans victoire », il n’en alla pas ainsi. Les puissances vaincues furent exclues de la conférence pour la paix. La France voulut une paix « sévère » pour l’Allemagne : « l’Allemagne paiera ». Au centre et à l’Est de l’Europe, la Révolution et les ambitions des peuples issus des empires vaincus, réduits voire disloqués, comme l’Autriche-Hongrie, entrainèrent ce qu’une récente exposition au Musée de l’Armée a nommé « la guerre sans fin », qui se prolongea jusqu’en 1923. Les cinq traités de paix, dont celui de Versailles nous est le plus connu, mais dont d’autres, comme celui de Trianon pour la Hongrie, ont marqué des mémoires nationales, furent subis par les vaincus et, après la crise économique qui suivit 1929 et la montée du nazisme, furent rejetés. Les Allemands s’enflammèrent, emportés par le verbe maléfique d’Hitler, contre le « diktat de Versailles ». La paix ne fut que l’intervalle entre deux guerres, l’idée de revanche étant présente dans le déclenchement de la seconde guerre mondiale.
Un basculement s’opère au lendemain de cette guerre. Si l’idée de réparations n’est pas absente de l’esprit des vainqueurs et si ces réparations sont exigées à l’Est de l’Allemagne par l’URSS stalinienne, à l’Ouest va s’imposer le « miracle de la paix », selon la belle expression de Pierre Pflimlin. Ce miracle est dû à des hommes, qui au lieu de punir l’Allemagne, veulent que s’arrêtent ces épouvantables tueries. Ils ont pour nom Schuman, Monnet, Adenauer, de Gasperi, Spaak. Ce sont majoritairement des démocrates-chrétiens, mais pas seulement, le belge Spaak étant social-démocrate. Sans doute peuvent-ils s’appuyer sur une fatigue des peuples, dont la sève nationaliste et belliqueuse a été épuisée en deux guerres mondiales, la fin de la première ayant déjà suscité l’espoir que ce serait la « Der des der ». Ils savent ruser, en mettant un grand pragmatisme au service d’un grand idéal, celui de la paix. Ils réussissent à placer sous une autorité commune, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, les industries de guerre, celles de l’acier et du charbon, productrices des canons et autres armes. Il est alors trop tôt pour créer une armée européenne, comme le montre l’échec de la communauté européenne de la Défense, initiée en 1952, morte en 1954, mais l’aventure européenne est lancée et va conduire jusqu’à l’Union européenne, dans laquelle nous vivons.
Il faut s’arrêter sur cette aventure. Elle est née, je l’ai dit, de la foi d’hommes exceptionnels et, sans doute, d’une fatigue des peuples face à la guerre. Cependant, elle a grandi sous le parapluie américain, devant le rideau de fer, dans l’équilibre de la terreur. La peur d’une guerre nucléaire a fait régner la paix, qui a certes été accompagnée de la « guerre froide », celle-ci prenant, dans des guerres périphériques sur d’autres continents, des couleurs chaudes. Cette paix a permis à l’Ouest du continent de s’engager dans l’ambitieuse construction européenne. C’est la première fois dans l’histoire qu’un tel ensemble est constitué pacifiquement et avec l’assentiment des peuples, même si leurs dirigeants ont dû parfois ruser pour poursuivre le cheminement. Les empires, ces ensembles pluriethniques ou multinationaux, étaient jadis forgés par le glaive d’un conquérant ou bâtis par le mariage des princes (Bella gerant alii, tu felix Austria nube[1]) et ils étaient maintenus par un mélange de force et de sagesse de leurs dirigeants, mais n’étaient pas fondés sur l’accord des peuples. Ils obtenaient au mieux leur résignation, tant que ces peuples ne se considéraient pas comme vivant dans une « prison des peuples », sentiment développé au 19ème siècle, celui des nationalismes. Par cet assentiment des peuples, la construction européenne correspond aussi à un « miracle de la paix ». Celui-ci possède toutefois la fragilité d’un miracle, qui pour durer doit rentrer dans l’ordinaire de la vie.
La guerre resurgit
Dans la période récente, la guerre a resurgi dans l’Est et le Sud-Est de l’Europe. Pour comprendre ce qui s’est passé, il convient de s’arrêter sur deux termes, celui d’Empire, celui de Nation. Il y a les nations, qui sont sorties de l’empire. Il y a l’empire qui a été amoindri, s’est senti humilié et à travers lequel la nation russe veut retrouver force et fierté.
Après la seconde guerre mondiale, les nations de ce que l’on a appelé « l’Europe de l’Est » ont été soumises, une nouvelle fois, à un empire : l’empire soviétique. Lorsque celui-ci s’est effondré, la sortie de l’empire aurait pu ne signifier que la liberté retrouvée de peuples asservis. Cependant, le couvercle posé sur les passions nationales par l’empire a été soulevé et contrairement à l’Ouest du continent, où ces passions ont pu s’exténuer dans deux conflits sanglants, elles sont restées vives dans cette partie de l’Europe, où les empires, sauf dans la brève période de l’entre-deux guerres, n’ont cessé, en les brimant, de les contenir. La sève nationaliste n’est pas éteinte dans cette partie de l’Europe. Elle a su rester pacifique en Europe centrale, même si elle a conduit à la division de la Tchécoslovaquie et si elle y est ravivée par des dirigeants souverainistes, certains, comme le président tchèque Vaclav Klaus, n’ayant pas hésité à comparer l’Europe avec l’Empire soviétique. Cette sève nationaliste, appuyée sur les identités confessionnelles, a ensanglanté la décennie 1991-2001 dans la dislocation de l’ensemble yougoslave, qui, sans être intégré dans l’empire soviétique, s’inscrivait dans l’équilibre établi entre celui-ci et l’Alliance atlantique. De même, cette sève a nourri les guerres du Caucase, qui ont commencé dès 1992, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, autour du Haut-Karabakh, et au sein de la Géorgie, autour de l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. Quant à l’Ukraine, qui connait la guerre depuis 2014, elle vit les tensions liées à la construction d’une nation, dans laquelle une partie des Ukrainiens ne se reconnait pas, et les tentatives de l’empire voisin de ne pas permettre le détachement complet de cette terre slave, considérée comme faisant partie du cœur historique de la Russie. Celle-ci, dans sa volonté de restaurer la fierté nationale et d’empêcher que l’Union européenne et l’Alliance atlantique continuent d’avancer sur ses frontières, entretient sur ses flancs des conflits larvés, parmi lesquels on peut ranger celui de la Transnistrie en Moldavie. Ce retour de la guerre s’exprime toutefois dans d’étroites limites par rapport au passé conflictuel du continent et dans une toute petite fraction de celui-ci
Relevons que la violence nationaliste n’a pas été absente de l’Europe de l’Ouest et s’est exprimée dans des terrorismes internes aux Etats, comme ceux ayant frappé l’Irlande du Nord ou le pays basque espagnol, sans toutefois remettre en cause le fondamental « miracle de la paix » entre les Etats. La force persistante de l’idée nationale s’est affirmée aussi dans les tentations sécessionistes, comme celles qui se sont manifestées, mais de façon pacifique, en Catalogne et en Ecosse. Quant à la volonté sécessionniste du Royaume uni par rapport à l’Union européenne, dont on ne sait si elle ira à son terme, on peut la rapprocher, parmi d’autres facteurs, d’une nostalgie impériale, fondée sur les liens persistants avec des pays non négligeables dans le monde, ceux du vieux Commonwealth, qui sont des liens de sang, de culture et même de gouvernance avec une souveraine commune. Les autres anciennes nations coloniales de l’Union, parfois qualifiée de club d’empires faillis, ont fait la croix sur une telle idée d’empire.
Le terme de « guerre » a été appliqué également en France au combat contre le terrorisme djihadiste. Ce combat me parait plutôt de nature à souder nos nations au sein de l’Union, dans une même solidarité et une volonté d’efficacité dans la lutte. Il en va de même des combats à conduire dans de nouvelles dimensions, comme celle de l’espace cyber. L’Union européenne, sans que les peuples en aient pris toujours conscience, a renforcé ses actions à travers une stratégie de sécurité intérieure, plus que jamais d’actualité et qui doit encore être développée.
Consolider le miracle de la paix, face aux menaces pesant sur lui
Si des menaces venant notamment des souverainismes pèsent sur le « miracle de la paix », celui-ci continue d’opérer. Il le fait en Irlande, où l’appartenance à l’Union européenne des deux parties de l’ile a permis l’accord de paix. Celui-ci est menacé par le Brexit ; à ce jour, l’accord n’a pu être trouvé entre le Royaume uni et l’Europe pour éviter le retour de la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande ; celle-ci a été effacée dans le cadre de l’Union ; si elle revient, de nouveaux troubles sont à craindre. Il le fait dans les Balkans, où la perspective d’une entrée, même lointaine, dans l’Union contient les passions nationales. C’est ce qui a incité récemment la Macédoine à trouver un accord avec la Grèce au sujet de son nom.
Ses limites s’expriment, nous l’avons vu, dans les approches de la Russie. La paix là-bas ne pourra sans doute advenir qu’à travers une véritable pacification entre ces deux grands ensembles, ayant chacun ses forces et ses faiblesses, que forment l’Union européenne et la Russie, à travers un rapprochement sincère. Dans l’immédiat, les voisins européens de la Russie voient surtout en celle-ci une menace ne pouvant être contenue que par l’allié américain, grâce à l’OTAN. Le rapprochement évoqué ci-dessus devra inclure les Etats-Unis.
Ceux-ci, on l’a vu, ont permis la marche de la construction européenne. Cependant, ils représentent désormais une menace pour celle-ci, l’America first du président Trump visant à se retrouver dans une relation bilatérale avec chaque pays européen, dans une relation du fort au faible, du dominant au vassal, et non dans une relation entre deux ensembles puissants. La politique de Trump introduit aussi une nouvelle division, après celle issue de la crise ces Migrants, entre l’Est et l’Ouest européen, moins enclin à se soumettre aux diktat du président américain et moins inquiet quant à sa protection. Au contraire, les grands pays de l’Ouest de l’Union s’interrogent sur la valeur de l’engagement américain à travers l’OTAN, Trump à plusieurs reprises s’étant interrogé sur l’intérêt de celle-ci. Lors de la récente rencontre de Munich sur la sécurité, Angela Merkel a utilisé des mots très durs envers les Etats-Unis de Trump, traduisant les interrogations de plus en plus fortes au sein de cette Allemagne traditionnellement très « atlantique » au sujet de l’Alliance.
La dislocation de l’Union signifierait également une relation inégale de chaque pays européen avec le voisin russe, qui demeure, même réduit, un empire. Il ouvrirait, par ailleurs, une voie de plus en plus large aux actions de la Chine, qui représente le vrai défi pour nos démocraties occidentales, avec son système qui mêle dictature d’un parti et élévation du bien-être matériel et de la puissance chinoise, selon un slogan qu’on pourrait résumer par « Tais-toi et mange ! ». Déjà, les Chinois organisent avec les pays de l’Est et du Sud-Est de l’Union des sommets réguliers et ne demanderaient pas mieux que de détruire cette puissance économique et commerciale gênante que représente l’Union européenne.
L’affaiblissement européen ne contribuerait pas à la paix sur le continent, mais ouvrirait le champ à de nouveaux conflits.
L’Europe a raison de vouloir avancer dans le domaine de sa défense et les initiatives récentes – coopération structurée permanente, fonds européen de défense, initiative européenne d’intervention, entre autres – vont dans la bonne direction, même si nous n’en sommes pas à la création d’une véritable « armée européenne », cette expression pouvant surtout mobiliser les esprits par une image parlante. Il est souhaitable qu’un vrai pilier européen de la défense prenne sa place dans l’Alliance atlantique. Ainsi l’Union européenne, contrairement à ce qui s’est passé dans l’ex-Yougoslavie, où seule l’intervention américaine a su mettre fin à la guerre, pourra constituer un garant crédible de la paix dans toute l’Europe et travailler, dans une position de puissance suffisante, à l’établissement de ces rapports pacifiés dont il est souhaitable que dans un avenir plus ou moins proche, ils englobent, outre elle-même, les Etats-Unis et la Russie.
Assemblée générale de l’Association française des décorés du Mérite allemand (AFDMA), Paris, mardi 26 février 2019,
[1] « Les autres font la guerre, toi, heureuse Autriche, tu te maries ! » : cette devise caractérisait ces constructeurs d’empire que furent les Habsbourg.