Le changement de paradigme de la politique de sécurité et de défense de l’Allemagne
Le changement de paradigme de la politique de sécurité et de défense de l’Allemagne après l’invasion russe de l’Ukraine
Par Hans Stark
Professeur de civilisation allemande à Sorbonne Université et conseiller pour les relations franco-allemandes à l’Institut français des relations internationales (Ifri).
L’invasion des troupes russes en Ukraine, lancée à grande échelle et sur tout le territoire le 24 février 2022, a ébranlé les dirigeants allemands et les force à revoir en profondeur tous les postulats sur lesquels a reposé la politique étrangère, de sécurité et de défense de l’Allemagne depuis l’unification en 1990. Le gouvernement est contraint d’admettre et de constater que sa philosophie de « culture de la retenue » et son rôle de « puissance civile » ont atteint leurs limites et ne permettent plus de protéger nos démocraties face à des dictatures qui placent la puissance au-dessus du droit. Avec ses entretiens à Washington, le 7 février dernier, puis à Kiev et Moscou, les 14 et 15 février, Olaf Scholz avait certes cru possible de faire entendre raison à Vladimir Poutine. Initialement conçus comme de simples visites de courtoisie et de routine pour un chancelier fraîchement élu, ces déplacements interviennent dans un contexte de crise militaire, sans doute la pire crise depuis la fin de la Guerre froide – les États-Unis ayant annoncé au lendemain de la visite du chancelier à la Maison Blanche qu’une invasion russe de l’Ukraine pourrait avoir lieu le mercredi 16 février. Washington avait vu juste, à une semaine près… Ces rencontres au sommet étaient difficiles pour le chancelier, et ceci à plus d’un titre. Commençons par le fait, banal en soi, que Scholz vient de remplacer Angela Merkel à la Chancellerie. Or Merkel, durant ses seize années de règne, s’est forgée une très solide réputation de « gestionnaire de crise », omniprésente qu’elle fut sur la scène internationale et d’ailleurs classée à de maintes reprises « femme la plus puissante du monde » par Forbes et Time Magazine.
Tous ceux, responsables politiques, experts et journalistes, qui émettent et émettront un jugement sur Scholz auront inévitablement à l’esprit la prestance de celle qui l’a précédé. Par souci de continuité en matière de politique étrangère, le nouveau chancelier ne voulait pas se démarquer d’Angela Merkel dont il a ouvertement réclamé l’héritage pendant la campagne électorale de 2021. Aussi n’est-il guère surprenant que ses premières prises de position face au risque d’escalade militaire en Ukraine, formulées en janvier et début février, aient encore été marquées par une grande prudence. Sur tous les sujets, de Nord Stream 2 à la livraison d’armes à l’Ukraine et en passant par la question de sanctions financières contre la Russie – sujets discutés entre les alliés avant le déclenchement de l’offensive russe – le gouvernement Scholz était sur la défensive. À tel point que les alliés occidentaux se plaignaient de « l’ambiguïté allemande » face aux menaces de guerre. Les décisions de Poutine d’abord de reconnaître l’indépendance autoproclamée des « Républiques » dites « populaires » de Louhansk et de Donetsk, le 21 février 2022, puis d’envahir l’Ukraine à partir du 24 février ont totalement changé la donne. En Allemagne, elles ont surtout provoqué un électrochoc comparable à celui de l’accident nucléaire de Fukushima en 2011 – et des annonces sur le plan de la politique de défense qui s’apparentent à un vrai changement de paradigme. La réaction du gouvernement Scholz traduit ainsi toute l’ampleur de cette césure introduite par l’agression russe dans l’histoire de l’après-
Guerre froide.
Face aux menaces russes avant l’invasion, le difficile réveil des autorités allemandes
La crise, puis la guerre russo-ukrainienne arrivent au mauvais moment pour le chancelier. La répartition des portefeuilles ministériels est encore récente, l’action gouvernementale est loin d’être rodée et déjà les sondages annoncent une baisse de la cote de popularité du nouveau gouvernement qui se traduit par la remontée de la CDU-CSU, passée devant le SPD dans les intentions de vote de la fameuse Sonntagsfrage. Ceci n’est certes pas très étonnant, étant donné que l’élection de Friedrich Merz à la présidence de la CDU ainsi qu’à la tête du groupe parlementaire de la CDU-CSU a pour le moment remis de l’ordre dans les rangs du parti chrétien-démocrate et a donc remis ce dernier sur les rails. Ajoutons que la question très controversée de l’obligation vaccinale a provoqué un beau cafouillage dû aux incohérences du parti libéral, attaché par essence à défendre « les libertés individuelles » et que les Verts ont mal digéré les concessions qui leur ont été arrachées, tant par le FDP que par le SPD, en matière de politique de lutte contre les émissions de CO2.
Ces couacs se sont produits, alors que l’Allemagne va connaître une activité électorale intense en 2022, avec des élections régionales importantes, comme en Sarre en mars, puis au Schleswig-Holstein et en Rhénanie du Nord-Westphalie en mai. Ces élections peuvent avoir un impact sur l’équilibre politique au sein du Bundesrat et ralentir, voire stopper les réformes gouvernementales en cours si les partis de la coalition feu tricolore perdent la majorité dans la chambre des Länder. La priorité d’Olaf Scholz, était donc a priori la politique intérieure. Et ceci d’autant plus que contrairement à Angela Merkel, qui se contentait de gérer avec diligence les nombreuses crises qui se présentaient à elle, Scholz est arrivé au pouvoir déterminé à poursuivre un programme à long terme de transformation à la fois numérique et post-carbone équitable non seulement de l’industrie allemande, mais aussi de la politique et de la société en Allemagne. La sécurité internationale ne figurait pas réellement parmi les priorités de son programme. D’où sans doute la retenue que le nouveau chancelier a observée au début de la crise russo-ukrainienne, avant l’invasion du 24 février. Son silence fut à tel point pesant qu’un hashtag #woistscholz (où est Scholz ?) a vu le jour sur les réseaux sociaux, tandis que sur Twitter beaucoup se moquaient d’un chancelier allemand ayant apparemment disparu de la surface. L’habitude de ce dernier de parler à voix très basse dans le public (et de plus en plus basse) a également accentué cette impression de vacance de pouvoir (notamment dans le contexte de la vie politique à Berlin qui est marquée par une très forte fébrilité). À cela se sont ajoutées des maladresses.
Début février, en réponse aux déclarations de l’ancien chancelier Gerhard Schröder sur la crise ukrainienne (où ce dernier a dénoncé les bruits de sabre qu’on entendrait à… Kiev), Scholz a jugé bon de répliquer : « Si je comprends bien l’ordre constitutionnel de la République fédérale d’Allemagne, il n’y a qu’un seul chancelier, et c’est moi ». Or si c’était aussi évident, Scholz avait-il besoin de le rappeler ?
Par ailleurs, les premières prises de position, rares, du chancelier dans cette crise ont suscité de fortes critiques au sujet de la position allemande par rapport au gazoduc Nord Stream 2 et par rapport à la demande ukrainienne de livraison d’armes. Le 16 décembre 2021, à Bruxelles, où il participait à son premier conseil européen, le nouveau chancelier allemand a irrité ses partenaires en qualifiant Nord Stream 2 de « projet du secteur privé ». Il a précisé que ce n’était donc pas à son gouvernement de décider ou non de sa mise en service et que celle-ci ne pouvait de toute façon pas être mise en route avant la fin de la procédure de certification entreprise par l’Agence fédérale des réseaux (la Bundesnetzagentur). Scholz avait donc affiché une position par rapport à ce gazoduc qui était jadis celle d’Angela Merkel sous la présidence Trump. Depuis l’élection de Biden, Berlin avait changé de position, admettant que le gazoduc avait aussi, voire surtout, une dimension politique, sinon géopolitique. Courant janvier 2022, au grand dam non seulement des partenaires internationaux, mais aussi des Verts et des Libéraux, la position du SPD face au gazoduc Nord Stream 2 a pris une dimension presque irrationnelle. Et dangereuse.
Après Rolf Mützenich, président du groupe parlementaire du SPD et Kevin Kühnert, secrétaire général du SPD ainsi que Christine Lambrecht, ministre de la Défense social-démocrate, ont tenté de séparer le projet des menaces de la Russie contre l’Ukraine. Comme si les dirigeants du SPD avaient décidé de fermer les yeux sur la réalité et de refuser d’évaluer un projet géopolitique selon des critères géopolitiques, en niant tout lien entre Nord Stream 2 et le conflit dans lequel le gazoduc est utilisé par la Russie comme moyen de pression sur l’Ukraine. C’est dans ce contexte de doute quant aux intentions du SPD et leur indulgence face à Poutine que le chancelier Scholz s’est fait remarquer par son mutisme et des formules parfois peu claires. À Washington, le chef du gouvernement allemand a souligné qu’il réagirait avec ses partenaires de l’UE et de l’OTAN si la Russie passait à l’attaque. Mais Scholz n’a pas donné de confirmation qu’en cas de conflit, le gazoduc Nord Stream 2 en mer Baltique serait stoppé – se limitant tout au plus à évoquer des « sanctions sévères ». Ce qui donnait toutefois à entendre que Nord Stream 2 en ferait partie. Aussi des critiques ont été formulées soulignant que les responsables sociaux-démocrates semblaient penser qu’il était malgré tout possible de mettre Nord Stream 2 en service, et ceci même en cas d’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine.
Sur la question d’éventuelles livraisons d’armes et sur l’étendue des sanctions économiques, la classe politique allemande (et non pas seulement les responsables du SPD) s’est également montrée très réservée. Un consensus semblait s’être dégagé – avant le déclenchement de l’offensive russe – pour affirmer qu’il était hors de question de livrer des armes, même défensives, à l’Ukraine. Berlin offrait en revanche un hôpital militaire et 5 000 casques à Kiev. La ministre de la Défense Christine Lambrecht a voulu y voir un « signal clair » de la solidarité de l’Allemagne avec l’Ukraine. Envoyer ce signal avec la livraison de 5 000 casques (Kiev en avait commandé 100 000) a paru pour le moins maladroit. Quant à la question de savoir s’il fallait exclure la Russie du système de paiement international « SWIFT », le ministre des Finances Christian Lindner (FDP) s’est montré inquiet pour le système financier international. Le président de la CDU Friedrich Merz a également mis en garde contre l’exclusion de la Russie du système de paiement bancaire international SWIFT. Selon lui, remettre en question SWIFT, pourrait être une « bombe atomique » pour les marchés des capitaux et aussi pour les relations de biens et de services, comme il l’a déclaré à l’Agence de presse allemande (DPA) à Berlin à la mi-janvier, à la veille d’un voyage de la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock (Verts) en Ukraine et en Russie. Selon Merz, des revers économiques massifs seraient la conséquence, affectant certes la Russie, mais portant également un préjudice considérable à l’économie allemande, voire au commerce mondial2. SWIFT étant le système de traitement des transactions monétaires internationales pour les biens et les services, une exclusion de Moscou briserait, selon Merz, l’épine dorsale de ce trafic international des paiements.
Le président de la CSU partageait cette vision des choses. Markus Söder (CSU) estimait en effet que des sanctions plus sévères contre la Russie dans la crise ukrainienne ne mèneraient à rien. Certes, selon ce dernier, personne ne pouvait vouloir une guerre en Europe et l’intégrité territoriale et l’indépendance de l’Ukraine devaient être respectées. En revanche, Söder a également souligné que de nouvelles menaces permanentes et des sanctions toujours plus dures contre la Russie ne pouvaient pas être à elles seules la solution. Encore fin janvier, le chef de la CSU a qualifié la Russie de « partenaire difficile ». Mais, selon Söder « la Russie ne serait pas un ennemi de l’Europe il plaidait pour que les Occidentaux restent en contact avec Moscou, et contre la livraison d’armes allemandes à l’Ukraine ou son adhésion à l’OTAN.
Par conséquent, on est loin d’avoir à faire à un Sonderweg du SPD, même si entretemps des responsables de la CDU et des Verts avaient estimé que le gazoduc Nord Stream 2 devait être stoppé en cas d’attaque russe contre l’Ukraine. C’est en tout cas dans ce sens que se sont exprimés aussi bien Roderich Kiesewetter, député chrétien- démocrate et expert des questions de défense, ainsi qu’Omid Nouripour, co-président des Verts depuis début 2022. En revanche, les Verts rejoignaient le SPD et la CSU sur la question de la livraison d’armes à l’Ukraine. Cela a soulevé la question de la fiabilité des Allemands, non seulement à Kiev, mais aussi chez les alliés occidentaux.
Les casques étaient censés apaiser la situation. Même si leur faible nombre a plutôt eu l’effet contraire. Par ailleurs, le gouvernement allemand a également empêché d’autres pays de soutenir l’Ukraine dans son autodéfense. L’Allemagne a bloqué au sein de l’OTAN l’achat de fusils d’assaut pour l’Ukraine. Avant l’attaque du 24 février, l’Estonie attendait toujours le feu vert de Berlin pour livrer à Kiev des obusiers provenant des stocks de la RDA. Le chancelier Olaf Scholz et la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock rappelaient à ce propos – y compris lors de leurs déplacements à Kiev – le principe allemand de ne pas exporter d’armes dans des régions en crise et surtout en guerre.
Il y a, a priori, de bonnes raisons qui justifiaient cette position. Les armes peuvent contribuer à aggraver un conflit. Elles peuvent par exemple tomber entre de mauvaises mains, comme ce fut le cas en Afghanistan après la victoire des talibans. Avec sa position, le gouvernement avait, en outre, la majorité de la population de son côté.
En même temps, la position de Berlin suscitait des interrogations, car elle était pour le moins hypocrite. Les chiffres publiés par le ministère de l’Économie montrent que l’Allemagne a exporté des armes pour une valeur de 9,35 milliards d’euros (10,65 milliards de dollars) en 2021, soit une augmentation de 61 % par rapport à 2020. Un record, qui dépasse celui de 2019 (le précédent record) de 8 milliards d’euros en 2019. D’après le très réputé Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), l’Allemagne occupe la quatrième place parmi les cinq principaux exportateurs d’armes dans le monde, à savoir les États-Unis, la Russie, la France, l’Allemagne et la Chine. Ensemble, ils ont représenté 76 % de toutes les exportations d’armes majeures en 2016-20. Les cinq principaux importateurs d’armements sont, toujours d’après SIPRI, l’Arabie Saoudite, l’Inde, l’Égypte, l’Australie et la Chine – cinq pays impliqués dans les guerres au Moyen-Orient ou bien, du moins potentiellement, dans l’Indo-Pacifique.
L’Allemagne a livré des armes majeures à 55 États en 2016-20. Un total de 38 % des exportations allemandes d’armes sont allées à des États d’Asie et de l’Océanie et 21 % à des États d’Europe. Bien que l’Allemagne ait imposé des restrictions plus strictes sur les ventes d’armes à l’Arabie saoudite (le plus grand importateur d’armes du Moyen-Orient) au cours de la période 2016-20, le Moyen-Orient a reçu 23 % des exportations d’armes allemandes au cours de cette période, ce qui en fait le deuxième plus grand bénéficiaire des transferts d’armes allemands au niveau régional. Refuser des armes à l’Ukraine, menacée d’intervention, tout en fournissant des armes à l’Arabie Saoudite, qui intervient depuis des années dans une guerre féroce au Yémen nécessitait pour le moins des explications autres que celles avancées par le gouvernement fédéral.
Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que l’attitude allemande ait posé question avant même que le Kremlin ne lance son offensive de février – même si Poutine n’avait pas entièrement tort de souligner que les élargissements à l’Est de l’OTAN, l’implantation de boucliers anti-missiles américains en Pologne et en Roumanie, ainsi que le retrait unilatéral américain (sous la présidence de George W.Bush) de plusieurs accords de contrôle d’armements américano-russe ont eu pour effet de remettre en question la sécurité de la Russie. Deux instituts qui sont tout sauf « indulgents » à l’égard de la Russie, à savoir la Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP) de Berlin et la revue Survival du International Institute for Strategic Studies de Londres,ont publié en février 2022 des études qui montrent clairement que Vladimir Poutine a raison de dénoncer l’aggravation de la situation sécuritaire de la Russie face à l’OTAN. Il n’en demeure pas moins que c’est la Russie qui a violé l’intégrité territoriale de l’Ukraine en 2014 en annexant la Crimée (qui fut, rappelons-le, sous souveraineté russe de 1783 à 1954 et où se trouvent depuis plus de deux siècles les principales bases navales russes de la Mer Noire) et en occupant le Donbass ukrainien (dont les trois quarts de la population sont russophones). Et, surtout, avec l’invasion russe en Ukraine, un pays souverain dont Moscou avait reconnu les frontières et l’indépendance par la signature des memoranda de Budapest – trois documents signés en termes identiques le 5 décembre 1994, respectivement par la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine ainsi que par les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie. Ils accordent des garanties d’intégrité territoriale et de sécurité à chacune de ces trois anciennes Républiques socialistes soviétiques en échange du transfert à la Russie des armements nucléaires ex-soviétiques se trouvant sur leur sol et de leur ratification du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Lors de la crise de Crimée de 2014, l’Ukraine s’est référée à ce mémorandum pour rappeler à la Russie qu’elle s’est engagée à respecter les frontières ukrainiennes, et aux autres signataires qu’ils memoranda de Budapest de 1994 en sont garants -, l’argumentation de Poutine n’a plus lieu d’être.
Étant donné la menace que la Russie fait planer dès la fin de l’année 2021 sur son voisin ukrainien, tant au niveau militaire (près de 150 000 à 200 000 soldats lourdement armés se trouvaient à proximité des frontières ukrainiennes début février 2022) qu’à travers des attaques cyber répétées, l’attitude du gouvernement allemand suscite de fortes critiques. En témoigne l’alerte donnée par l’ambassadrice allemande aux États-Unis, Emily Haber. À la veille de la visite d’Olaf Scholz à Washington, elle a rédigé un message confidentiel adressé au ministère des Affaires étrangères qui commence par la phrase : « Berlin, nous avons un problème ». Elle a ensuite décrit en détail comment l’Allemagne s’est discréditée aux États-Unis comme « partenaire peu fiable » en raison de sa retenue dans la crise ukrainienne. Non seulement dans les médias américains, mais aussi au Congrès, le gouvernement fédéral est considéré comme un frein au sujet des sanctions contre la Russie. En outre, le blocage des livraisons d’armes est source d’irritation. À Washington, on explique cette attitude par le fait que Berlin veut continuer à s’approvisionner en gaz bon marché auprès de la
Russie (ce qui n’est pas faux). Donc par l’attitude égoïste et mercantiliste que Donald Trump avait tant de fois stigmatisé quand il était à la Maison Blanche. Jo Biden est plus poli, mais il doit être du même avis.
Pourtant beaucoup de critiques vont trop loin – comme le montrent les décisions allemandes après le 24 février. Remettre en question la fidélité de l’Allemagne à ses alliances dans le cadre de l’UE et de l’OTAN et sa fiabilité vis-à-vis de l’Ukraine – dont elle est le principal bailleur de fonds financiers – est exagéré. Aux États-Unis, la critique est d’ailleurs pour l’essentiel formulée par des responsables du parti conservateur (les mêmes qui ont fait savoir que selon eux, l’assaut du Capitole américain du 6 janvier 2021 relèverait d’une « expression politique légitime » et qui vantent, après le début de l’offensive russe, « la grande intelligence de Poutine »). La critique passe aussi sous silence le rôle joué par l’Allemagne depuis l’éclatement du conflit russo-ukrainien, donc depuis l’annexion de la Crimée et le début de la guerre dans le Donbass en 2014.
Berlin n’a pas seulement animé les réactions de la diplomatie de crise européenne. Elle a également joué un rôle déterminant dans la formation du consensus sur les sanctions au sein de l’UE et l’a maintenu pendant bientôt huit ans. Et elle fut avec la France,dans le cadre du « Format Normandie », à l’origine des accords de Minsk I et II. Les critiques ignorent également à quel point la relation Berlin-Moscou s’est détériorée ces dernières années – malgré le dossier Nord Stream 2. L’Allemagne a pris clairement position sur des questions controversées comme la répression en Biélorussie (après le vol par Lukaschenko des élections de 2020), l’empoisonnement du critique du Kremlin Alexeï Navalny ou la dissolution de l’ONG Memorial en Russie. Enfin, l’Allemagne a interdit la diffusion de la chaîne russe RT en allemand, considérée comme un outil de propagande russe – Moscou a réagi à son tour en interdisant toute activité (et non pas seulement la diffusion) aux journalistes de la Deutsche Welle sur le sol russe. On est donc très loin d’un bilatéralisme germano-russe contraire aux engagements internationaux de l’Allemagne au sein de l’OTAN et de l’UE.
Mais face à l’aggravation de la crise russo-ukrainienne, Berlin (comme Paris d’ailleurs) a peut-être trop longtemps misé sur le dialogue et la recherche d’une désescalade – ce qui n’empêche pas les Allemands, depuis la visite de Scholz à Washington, d’inclure maintenant aussi l’option de l’arrêt de Nord Stream 2 dans le bouquet des « mesures sévères » que l’Allemagne est prête à envisager, même si le chancelier ne l’avait pas (jusqu’à la mi-février) souligné explicitement. Il est vrai que l’approche du gouvernement fédéral se distingue de celle des gouvernements très conservateurs (et populistes) britannique et polonais qui soufflent sans cesse sur les braises. On peut toutefois s’interroger si l’attitude britannique et polonaise est davantage en phase avec l’intérêt transatlantique. La fermeté de Johnson sert aussi à dévier l’attention du public britannique des frasques du « Party-Gate » de Downing Street. Quant à la politique du gouvernement polonais, habituellement ni loyal, ni fiable quand il s’agit de l’UE, on sait qu’à travers l’initiative dite des « Trois Mers » Varsovie s’efforce de bâtir une alliance anti-russe (et anti-allemande) dont l’Ukraine, attirée par Varsovie dans les structures occidentales, serait la pièce maîtresse. Comparée aux pressions britanniques et polonaises, la politique allemande semblait en effet suivre la voie erronée du « appeasement » à la Chamberlain. Toutefois, le langage allemand a commencé à se durcir avant même le déclenchement des hostilités par la Russie. Dans son discours du 13 février devant l’Assemblée fédérale, le président Frank-Walter Steinmeier, qui venait d’être élu pour un deuxième mandat pour cinq ans s’est exprimé sans la moindre ambiguïté : « Nous sommes au milieu d’un risque de conflit militaire, de guerre en Europe de l’Est. La Russie en porte la responsabilité ! On ne peut pas se méprendre sur le déploiement des troupes russes. C’est une menace pour l’Ukraine. Mais les habitants de ce pays ont le droit de vivre sans peur ni menace, de disposer d’eux-mêmes et d’être souverains. Aucun pays au monde n’a le droit de détruire cela – et quiconque essaiera de le faire, nous lui répondrons avec détermination ! Ce n’est pas seulement en Ukraine, mais dans de nombreux pays d’Europe de l’Est que la peur grandit. C’est pourquoi nous sommes aux côtés des Estoniens, des Lettons et des Lituaniens ; nous sommes aux côtés des Polonais, des Slovaques et des Roumains et de tous les alliés : ils peuvent compter sur nous. L’Allemagne fait partie de l’OTAN et de l’Union européenne. Je ne peux que mettre en garde le président Poutine : ne sous-estimez pas la force de la démocratie ! »
Après le choc de l’invasion : la révolution copernicienne de l’Allemagne en matière de politique de défense et de sécurité
1914, 1939, 1989, 2001 – ces dates représentent des césures qui, du jour au lendemain, ont bouleversé de manière radicale le cours de l’histoire. Cette série a été élargie le 24 février dernier par l’année 2022. Cette date marque le retour de la guerre en Europe, de la guerre comme moyen principal de la politique de Vladimir Poutine. Berlin s’est longtemps laissé berner par cet homme. L’argument pour justifier la collaboration avec lui était le suivant : la sécurité n’existe qu’avec la Russie, jamais contre elle. Ce n’est qu’avec Moscou que l’on peut endiguer les nombreux conflits dans le monde. On peut et doit se rapprocher de Moscou par le dialogue et l’interdépendance commerciale et énergétique. Cette conviction, qui a marqué la
politique de sécurité allemande depuis 1990, a été réduite à néant par l’invasion russe de l’Ukraine, lancée le 24 février9. Et ce y compris dans les rangs du SPD (sauf chez Gerhard Schröder) et même dans une grande partie des élus de Die Linke.
La deuxième ligne rouge que Poutine a franchie fut sa menace de frappes nucléaires contre l’OTAN si cette dernière intervenait avec des soldats en Ukraine (et fût-ce seulement par des moyens conventionnels) pour soutenir les forces de ce pays. En d’autres termes Poutine envisage explicitement l’éventualité d’une première frappe nucléaire contre les Occidentaux – scénario que même ses prédécesseurs à la tête de l’URSS n’avaient jamais esquissé durant la Guerre froide. Le jour même du début de l’invasion, la ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, a déclaré : « Nous nous sommes réveillés aujourd’hui dans un autre monde ». L’amertume et la frustration qui résultent pour elle aussi à titre personnel du fait que trois mois de discussions intensives avec Poutine et Lavrov ont été totalement inutiles – puisque c’est pendant cette période que Moscou a préparé l’invasion – se sont exprimées à travers son commentaire : « Des mois de mensonges et de menaces » et « rupture avec les règles élémentaires
de l’ordre international ». La ministre a toutefois également souligné que « si les démocraties occidentales sont abasourdies, elles ne sont pas impuissantes ». Le train de mesures décidées par les Occidentaux en moins de trois jours en témoigne. Cette fois-ci, l’Allemagne n’a pas freiné, même s’il s’agit d’une réaction en deux temps. La première déclaration publique de Scholz a été envoyée le 24 février à 6 h 09. Soit deux heures après le début de l’invasion russe (le maître du Kremlin a jugé bon de lancer l’agression à la même heure que celle de Hitler contre la Pologne le 1er septembre 1939). « C’est un jour terrible pour l’Ukraine et un jour sombre pour l’Europe », a déclaré le chancelier. Il s’agit d’un « acte irréfléchi du président Poutine » et l’action militaire doit cesser immédiatement. Scholz a annoncé une concertation étroite entre les pays du G7, l’OTAN et l’UE. Enfin, il a assuré l’Ukraine de la solidarité de l’Allemagne. Avant même l’invasion – et donc en guise de réaction à la reconnaissance par Moscou, le 21 février, des « Républiques populaires » russes du Donbass, cette solidarité s’est traduite dans les faits par l’annonce de la suspension de la procédure de certification du gazoduc Nord Stream 2 par Berlin, le 22 février. Ce gazoduc a été tout un symbole de la dépendance allemande à l’égard de la Russie, mais aussi de sa compromission face à cette dernière. S’accrocher à Nord Stream 2 aurait causé des dégâts irrémédiables pour la diplomatie allemande. La décision de Scholz d’y renoncer fut donc absolument indispensable. En revanche, pendant deux jours encore, le gouvernement allemand a tergiversé quant à l’éventualité d’une exclusion de la Russie du système d’échanges bancaires internationaux SWIFT. Par conséquent, si l’UE a adopté une première série de sanctions contre la Russie le 24 février, elle n’a pas pu tout de suite se résoudre à exclure la Russie du SWIFT, en raison de l’opposition de l’Italie, de l’Autriche et de l’Allemagne. Ces trois derniers craignaient notamment de ne plus pouvoir rembourser leurs achats de gaz à la Russie et de perdre les créances russes que leurs banques détiennent dans leurs portefeuilles. Ce dernier aspect n’est pas négligeable compte tenu de la fragilité du système bancaire italien. L’Allemagne a été très critiquée pour cette position, qui rappelait à ses partenaires
son attitude mercantiliste vis-à-vis de Moscou qui s’est traduite par la construction de deux gazoducs dans la mer Baltique. L’Allemagne craignait visiblement aussi que l’exclusion russe du système SWIFT n’entraîne l’arrêt des livraisons de gaz russe à l’Allemagne.
L’opposition allemande sur cette question n’a tenu que deux jours, l’UE ayant acté l’exclusion de plusieurs banques russes du réseau SWIFT le 26 février. Ce revirement, qui précède de 24 heures l’annonce, le 27 février, du changement de paradigme de l’Allemagne en matière de politique de défense et de sécurité, s’explique largement par la discussion entre le président Volodymyr Selensky et les chefs d’État et de gouvernement de l’UE lors du Conseil européen dans la nuit du 24 au 25 février 2022. Invité (en visio) à l’initiative du président du Conseil européen, Charles Michel, Selensky s’est adressé aux 27 le jour même où la guerre a éclaté, alors que les chars russes avançaient sur Kiev. Il en a profité pour lancer un appel à l’aide chargé d’émotion, qui a visiblement bouleversé son auditoire. Les sanctions sévères prises par l’UE contre Moscou et la promesse de livraisons d’armes létales à Kiev à hauteur de 450 millions d’euros ont semble-t-il été la conséquence de cette intervention du président ukrainien15. En Allemagne aussi, les décisions en soutien à Kiev et en guise de réaction à l’agression russe ont été prises à l’issue de la réunion du Conseil européen. Discuté à Berlin le vendredi 25, elles ont été finalisées par le gouvernement le 26 et présentées au Bundestag, dans le cadre d’une session parlementaire extraordinaire le dimanche 27 février.
Le jeudi 24 février, le jour où l’attaque de la Russie contre l’Ukraine a commencé, le gouvernement fédéral a fait convoquer la session spéciale du Parlement pour le 27. Session extraordinaire, un dimanche de surcroît, pour une raison qui l’était autant. Le discours tenu par le chancelier était sans doute l’un des plus importants jamais prononcés devant le parlement allemand depuis la création de la République fédérale en 1949. Les mesures annoncées par le chancelier étaient à la mesure de l’événement et elles ont été introduites par des propos qui ont traduit toute la gravité de la situation. Le chancelier ne mâche pas ses mots devant l’assemblée plénière du Bundestag, en parlant d’une « attaque », d’une « guerre d’agression », d’un « mépris pour l’humanité », d’une « violation du droit international » et d’un « changement d’époque ». Pour y faire face, Scholz annonce la décision du gouvernement de livrer des armes à l’Ukraine, car « il ne pouvait pas y avoir d’autre réponse à l’agression de Poutine ». De même que d’autres sanctions contre la Russie, y compris son exclusion du système de règlement bancaire SWIFT (du moins pour les banques qui avaient
déjà fait l’objet de sanctions). Il se prononce en faveur de l’OTAN « sans la moindre réserve ». Il s’agit de défendre « chaque mètre carré du territoire de l’Alliance » (une référence indirecte à la sécurité des Pays Baltes). Il promet également le plus grand programme d’armement pour la Bundeswehr depuis la fin de la Guerre froide, y compris l’achat de nouveaux avions de combat capables de transporter des bombes nucléaires américaines et des drones armés. Sur ces deux points, la participation à la dissuasion nucléaire (nukleare Teilhabe) et la question des drones, le SPD s’était montré hésitant, voire hostile, pendant des années. C’est désormais acté. Enfin, il promet de renforcer la sécurité de l’approvisionnement énergétique allemand. Le ministre vert de l’Économie, Robert Habeck, qui fut à l’origine de l’arrêt de Nord Stream 2, annoncera un jour plus tard que l’Allemagne puisera 100 % de son électricité de sources d’énergie renouvelable à partir de 2035 (et non pas à partir de 2050 comme prévu initialement) – un rallongement de la durée de vie des dernières centrales nucléaires n’étant plus un tabou non plus. Lors de la même session parlementaire, Annalena Baerbock a justifié le tournant sécuritaire et politique du gouvernement allemand en reconnaissant que la décision de livrer des armes antichars allemandes à l’Ukraine constitue un « virage à 180 degrés ». Mais cette guerre nécessite, du point de vue du gouvernement, de « revoir les fondements de sa politique extérieure ». Et « d’en finir avec la retenue en matière de politique étrangère ». La ministre des Affaires étrangères a justifié la remise en question du principe de ne pas livrer d’armes dans les régions en crise, voire en guerre, par le fait que la Russie a attaqué l’Ukraine sans raison. Et l’Ukraine, comme tout autre pays, aurait le droit de s’autodéfendre, un droit garanti par la Charte des Nations unies. Selon Baerbock, « nous, Allemands, nous avons le devoir de défendre la Charte de l’ONU «
Sur le plan militaire, les annonces du chancelier fédéral vont très loin. Il s’agitd’abord de l’aide à l’Ukraine que le gouvernement fédéral voulait dans un premier temps, rappelons-le, limiter à l’envoi de 5 000 casques et à une aide médicale. C’est révolu. Le gouvernement fédéral a autorisé l’Estonie à fournir à l’Ukraine plusieurs pièces d’artillerie provenant d’anciens stocks de « l’armée nationale populaire »(Nationale Volksarmee) de l’ex-RDA. L’Estonie souhaite notamment livrer à l’Ukraine neuf obusiers de ce même stock. Le gouvernement allemand a également autorisé les Pays-Bas à livrer à l’Ukraine 400 lance-roquettes de fabrication allemande. Berlin a de plus autorisé l’exportation de 14 véhicules blindés à protection spéciale à destination de l’Ukraine. Ces véhicules sont destinés à la protection des personnes et, le cas échéant, à des fins d’évacuation. En outre, jusqu’à 10 000 tonnes de carburant doivent être livrées à l’Ukraine via la Pologne. L’Allemagne veut aussi envoyer à l’Ukraine des armes provenant des stocks de la Bundeswehr. Kiev recevra 1 000 armes antichars ainsi que 500 missiles sol-air de type Stinger. Le 3 mars, le gouvernement fédéral a par ailleurs annoncé la livraison de 2 700 missiles antiaériens à l’Ukraine. D’autres aides seraient actuellement à l’étude. Par ailleurs, Scholz annonce un renforcement de la présence allemande sur le flanc est de l’OTAN en précisant : « La Bundeswehr a déjà étendu son soutien aux alliés de l’Est et continuera à le faire… En Lituanie, où nous dirigeons la force opérationnelle de l’OTAN, nous avons augmenté nos troupes. Nous avons prolongé et étendu notre engagement dans la police aérienne en Roumanie. Nous voulons participer à la mise en place d’une nouvelle unité de l’OTAN en Slovaquie. Notre marine contribue à la sécurisation de la mer du Nord, de la mer Baltique et de la Méditerranée avec des navires supplémentaires. Et nous sommes prêts à participer à la défense de l’espace aérien de nos alliés en Europe de l’Est avec des missiles de défense aérienne ».
Le deuxième volet annoncé par Olaf Scholz concerne l’équipement et le financement de la Bundeswehr elle-même. Le chancelier souligne dans son discours la décision de « renforcer la résilience technique et sociétale pour faire face à des attaques cyber contre l’infrastructure critique et les voies de communications allemandes ». On « doit être à la hauteur des défis technologiques ». D’où l’importance que le chancelier accorde « à la réalisation avec ses partenaires européens et notamment la France des projets du char du futur et du futur avion de combat européen ». Il se réjouit également de la signature du contrat, le 24 février, permettant le lancement de l’Eurodrone (développé par l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne sous les auspices d’Airbus et de Dassault Aviation). Enfin, il annonce la volonté allemande d’acquérir le drone armé israélien Héron et de remplacer les avions Tornado, trop vétustes, par l’avion de combat américain F 35 en vue du partage nucléaire interallié. Scholz insiste notamment sur l’aspect suivant : « Un meilleur équipement, un matériel d’intervention moderne, plus de personnel – cela coûte beaucoup d’argent ». Aussi, par le biais d’un budget annexe, il annonce que la Bundeswehr recevra 100 milliards d’euros supplémentaires cette année. La plus grande partie de l’argent destiné à l’équipement militaire et aux gros véhicules ne sera certes dépensée que dans les années à venir. Néanmoins, les fonds seront inscrits au budget sous forme de crédit dès 2022. L’objectif de l’opération est d’augmenter les dépenses pour consacrer plus de 2 % du produit intérieur brut à la défense, comme cela a été convenu au sein de l’OTAN. Pour un produit intérieur brut de l’ordre de 3,5 billions d’euros, cela représente environ 70 milliards d’euros par an. Les gouvernements précédents n’ont jamais respecté cet engagement pris lors du sommet de l’OTAN à Cardiff en 2014. En 2021, les dépenses militaires n’ont représenté que 1,56 % du PIB, après avoir stagné pendant des années autour de 1,3 %. On ne peut toutefois pas imputer cette situation à Angela Merkel seule. Déjà dans les années 1980, les dépenses de défense en Allemagne étaient en baisse. De 1980 à 1990, elles sont passées de 3,0 % à 2,1 % du PIB de l’Allemagne de l’Ouest, donc pendant la Guerre froide. Au milieu des années 1990, le taux était de 1,5 %.
En 2014 et 2015, il n’était plus que de 1,1 %. Le faire passer à plus de 2 % est une révolution pour l’Allemagne, qui s’explique à la fois par les circonstances actuelles et par l’état dans lequel se trouve la Bundeswehr aujourd’hui, après 30 ans de sous-financement chronique.
En effet, trente ans après l’unification (réalisée par le Traité « 2 + 4 » qui a imposé à l’Allemagne une très forte réduction de ses forces armées), la Bundeswehr a vu ses effectifs passer de 500 000 à 180 000 soldats. L’abandon de la conscription et la baisse démographique ont aussi contribué à cette diminution et ceci à tel point qu’un retour à la conscription a refait surface dans les discussions. Au niveau des équipements, les réductions sont tout aussi drastiques et elles pèsent lourdement sur l’opérabilité des forces militaires allemandes. Selon le dernier rapport sur l’état de préparation opérationnelle du matériel de la Bundeswehr, les équipements militaires de l’armée se trouveraient dans un état alarmant. Dans la marine, on ignore combien de navires peuvent être mis à disposition pour accomplir les opérations exigées d’elle. D’après le rapport « moins de 30 % des systèmes d’armes principaux flottants sont pleinement opérationnels ». L’armée de l’air subit également des dysfonctionnements : l’avion de transport A 400M a certes pu mener des opérations d’évacuation depuis Kaboul en été 2021, mais seulement un tiers des 30 appareils de l’armée allemande étaient « prêts à l’emploi » entre mai et octobre 2021. Un problème analogue se présente pour les avions de chasse, dont un grand nombre se trouvaient en réparation ou mobilisés afin de faire face à l’absence d’autres avions également en réparation. 40 % seulement des hélicoptères de la Bundeswehr sont opérationnels. Dans le cas de l’hélicoptère de combat Tiger, la Bundeswehr et l’industrie ne peuvent par exemple pas suivre les besoins de l’armée, et il faudra quatre ans pour que le nombre d’hélicoptères prêts à l’emploi soit supérieur au nombre d’appareils aujourd’hui en état de fonctionner. L’armée de terre est confrontée à des problèmes similaires avec son matériel de guerre : à peine 10 % des 350 véhicules de combat d’infanterie Puma, entrés en production en 2015, sont considérés comme « aptes au combat ». Et ce ne sont que quelques exemples. Pour le général à la retraite Egon Ramms, ancien chef du commandement de forces interarmées de l’OTAN à Brunssum (Pays-Bas), l’Allemagne serait certes en mesure de remplir ses engagements vis-à-vis de l’Alliance atlantique. Mais sans plus. Mais la Bundeswehr ne serait pas en mesure de défendre l’Allemagne en cas de conflit. L’inspecteur de l’armée, le lieutenant-général Alfons, plus sceptique encore, a quant à lui mis en doute la préparation au combat de l’armée allemande, affirmant que des années de négligence l’ont laissée dans un état douteux, compte tenu de la guerre russo-ukrainienne en cours. Il a décrit l’armée comme « nue » et déclaré qu’elle serait limitée dans ses capacités si on lui demandait contribuer à une mission de l’OTAN
Conclusion
L’intervention russe en Ukraine et la brutalité des bombardements que subissent les villes ukrainiennes (l’armée russe y a même recours à des armements interdits comme les « armes à sous-munition » et les « armes thermobariques à surpression ») a eu l’effet d’un électrochoc en Allemagne. Elle a profondément remis en question les postulats sur lesquels avait reposé sa politique étrangère et de sécurité depuis 1990. Cela ne veut pas forcément dire que le concept de « puissance civile » est totalement abandonné. Mais la crise actuelle montre que la diplomatie ne peut être efficace que si elle s’appuie sur un socle militaire solide. Admettre ce fait ne fera pas de l’Allemagne une puissance dont l’armée inspirerait de la crainte. D’abord les retards accumulés au niveau de l’équipement de la Bundeswehr et les dysfonctionnements dont souffrel’Office fédéral allemand des techniques de l’armement et de l’approvisionnement de Coblence s’avèrent être d’une telle ampleur qu’il faudra des décennies pour y remédier. Les décisions prises par Scholz – qui sont d’ailleurs critiquées et jugées excessives par l’aile gauche du SPD – s’inscrivent parfaitement dans la politique
de défense des chanceliers sociaux-démocrates Brandt et Schmidt. Ces derniers ont toujours veillé à maintenir un équipement militaire adéquat au sein des forces armées ouest-allemandes tout en cherchant le dialogue avec Moscou. Berlin ne coupera pas tous les ponts avec le Kremlin. Mais le gouvernement fédéral s’est rendu compte du fait que la dépendance énergétique envers la Russie l’a manœuvré dans une impasse dangereuse et que le sous-équipement de la Bundeswehr a atteint une telle ampleur que cette dernière n’est plus apte à défendre l’Allemagne en cas de conflit. De cette prise de conscience découlent des décisions qui vont fortement marquer les choix politiques, économiques et énergétiques de l’Allemagne dans les années à venir. Sur le plan militaire, en plus des annonces faites par Scholz, la discussion du retour de la conscription n’est plus un tabou. Elle ne fait que commencer. La défense territoriale est redevenue une priorité absolue – ce qui passe par un renforcement substantiel du flanc Est de l’OTAN et peut-être même par un retour à la stratégie de la défense de l’avant qui prévalait pendant la Guerre froide. Mais le défi lancé par la Russie est planétaire. La présence des forces russes en Syrie et en Libye, ainsi que des mercenaires russes du dit « Groupe Wagner » au Mali et en République centre-africaine ont pour objectif de réduire au maximum la présence occidentale au Moyen-Orient et en Afrique. Pour des raisons largement liées à l’accès aux matières premières dites « critiques ». Il est certes normal que la Bundeswehr se concentre surtout sur la défense territoriale des pays membres de l’OTAN. Sa présence en Lituanie, en Roumanie et en Slovaquie sera accrue. Le 26 février, le navire de reconnaissance « Alster » de la marine allemande, a été envoyé au large des côtes des Pays Baltes. L’envoi d’une frégate et d’une corvette est en préparation, selon la ministre de la Défense, Christine Lambrecht. De même, à partir de cette année et jusqu’en 2024, environ 13 600 des 40 000 soldats de la force de réaction de l’OTAN (« Nato Response Force ») viendront d’Allemagne. Depuis le 24 février, la Bundeswehr participe également au ravitaillement en vol des avions de l’OTAN qui sécurisent l’espace aérien le long des flancs est et sud-est de l’Alliance. Cet engagement est normal et nécessaire, mais il ne doit pas se faire aux dépens du soutien à la France dans le Sahel (le maintien de l’engagement des quelques mille soldats allemands dans la force MINUSMA au Mali est clairement sur la sellette en raison de la position hostile aux Occidentaux du nouveau régime malien). Cette question fera l’objet de discussions entre Berlin et Paris, tout comme les questions liées à la dissuasion nucléaire devront enfin avoir réellement lieu entre les deux partenaires.
Sur le plan économique, l’effort consenti pour redresser la Bundeswehr pourrait remettre entre parenthèses le strict respect de l’équilibre budgétaire. C’est la raison pour laquelle le chancelier Scholz souhaite valider l’augmentation des dépenses militaires par une loi conforme à la constitution fédérale. Ceci montre que la fameuse « règle d’or » peut être soumise à une interprétation plus souple si le contexte général l’exige – comme ce fut le cas au début de la crise sanitaire (plan de relance franco-allemand de mai 2020) et comme c’est aujourd’hui le cas face à la politique expansionniste russe. Cette dernière, enfin, aura aussi un impact sur la politique énergétique de l’Allemagne. Étant donné que même Nord Stream 1 est maintenant dans le viseur (Varsovie réclame son arrêt), l’Allemagne s’efforcera de réduire au maximum sa dépendance face au gaz en provenance de la Russie. Dans son discours, au Bundestag, Scholz a annoncé la construction de deux terminaux méthaniers LNG, dans les ports de Brunsbüttel et Wilhelmshafen, afin que l’Allemagne puisse être approvisionnée en gaz liquéfié, venant pour l’instant et pour l’essentiel du Qatar et des États-Unis. Ce gaz est bien plus cher que le gaz russe, mais présente l’avantage de ne pas financer la machine de guerre du Kremlin. Parallèlement, le gouvernement met en place une politique visant à accélérer le passage à 100 % d’énergies renouvelables. En attendant, une prolongation des centrales à charbon est envisagée et celle des dernières centrales nucléaires pourrait l’être également.
L’ensemble de ces mesures constitue un changement de paradigme d’une ampleur inouïe. De la part d’un gouvernement tripartite qui vient à peine de prendre ses marques, c’est une évolution qui est tout sauf négligeable. Les initiateurs du hashtag #woistscholz (où est Scholz ?) devront se dire qu’ils l’ont trouvé.
Article publié dans le dernier n° de la revue « Allemagne d’aujourd’hui ».
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