La France, l’Allemagne et l’OTAN.
Les approches différenciées de la France et de l’Allemagne envers l’Otan : un bref regard historique
Par Cyrille Schott
France et Allemagne adhèrent à l’Otan dans des postures différentes
La France est l’un des douze pays qui ont signé le traité de l’Atlantique Nord à Washington le 4 avril 1949. Elle appartient donc aux membres fondateurs de l’Alliance atlantique, dont elle a encouragé la constitution, de même que la présence des troupes américaines en Europe. Elle contribue activement, notamment à la conférence de Lisbonne en 1952, à la structuration civile et militaire de l’alliance, que constitue l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, l’Otan. Elle accueille à Paris le siège de l’Otan. Elle ne se trouve cependant pas dans un contact géographique direct de l’Europe qui passe sous domination soviétique. Détentrice d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, elle est, par ailleurs, une puissance avec des intérêts mondiaux, encore en possession d’un empire colonial. Elle obtient ainsi l’inclusion des départements français d’Algérie dans le territoire couvert par l’Alliance.
La République fédérale d’Allemagne (RFA) adhère au Traité de l’Atlantique Nord en 1955, à la suite des accords de Paris de 1954. Son territoire est le point central de la confrontation Est-Ouest, qui prend forme. Dès 1950, alors que débute la guerre de Corée, les États-Unis ont exigé le réarmement allemand, mais la France, craignant la résurgence de la puissance allemande, s’y est opposée. Elle a fini par proposer en 1951 la création de la Communauté européenne de Défense, la CED, avec une armée européenne incluant des unités militaires allemandes et intégrée dans l’Otan. L’Assemblée nationale française a cependant refusé en août 1954 la ratification du traité instituant la CED. Dès lors, l’adhésion de la RFA à l’Otan s’est imposée. Pour le chancelier Adenauer, le réarmement et l’adhésion à l’Otan signifient le retour de la souveraineté de l’Allemagne, la vaincue de la Guerre. Les accords de Paris mettent, en effet, fin au régime d’occupation et reconnaissent à la RFA la pleine autorité d’un État souverain, les « droits réservés » des trois Alliés occidentaux étant néanmoins maintenus pour l’Allemagne dans son ensemble et pour Berlin jusqu’à la réunification. En mai 1955, en réaction selon elle aux accords de Paris, l’Union soviétique fonde le Pacte de Varsovie.
Deux armées avec un rapport autre à l’Otan
L’armée ouest allemande est construite comme une armée de l’Otan, sous commandement direct de celle-ci et, jusqu’à la fin de la Guerre froide, sans état-major général propre. La RFA s’est, par ailleurs engagée à ne fabriquer aucune arme atomique, chimique ou biologique. Cette armée, sous le contrôle étroit du Bundestag, est destinée à défendre son territoire contre toute agression soviétique. Elle est en première ligne face aux armées du Pacte de Varsovie et n’a pas d’engagement militaire ailleurs. L’Otan, avec la présence sur son sol des troupes américaines, constitue pour elle une garantie de sécurité fondamentale.
Si ses forces stationnées en Allemagne, aux côtés des américaines, des britanniques, des allemandes et de quelques autres, sont intégrées dans l’Otan, l’armée française se déploie, sous commandement national, largement hors du continent européen et conduit des guerres en Indochine (1946-1954) puis en Algérie (1954-1962). Dans ces conflits, même si la France reçoit leur soutien en Indochine, elle se heurte souvent à l’anticolonialisme des États-Unis, la crise de Suez marquant en 1956 des divergences profondes.
La France dans l’Alliance Atlantique hors de l’Otan, l’Allemagne un pilier de l’Otan
Si elle met fin à la guerre d’Algérie en 1962, après avoir donné l’indépendance aux colonies africaines en 1960, la France de Charles de Gaulle, par ses départements et territoires d’outre-mer, reste présente dans une grande partie du globe et garde des implantations militaires en Afrique, où elle n’hésite pas à lancer des opérations militaires. Dans les affaires internationales, elle affirme par ailleurs une position propre, non soumise à l’hégémonie des États-Unis. Elle se dote d’une force atomique indépendante, contre le souhait des États-Unis, dont de Gaulle refuse, contrairement aux Britanniques qui souscrivent en 1962 aux accords de Nassau, l’offre de missiles nucléaires restant en partie sous leur contrôle. Lorsque le Traité de l’Élysée de janvier 1963, devenu l’acte fondateur de la relation partenariale entre la France et l’Allemagne, vient pour ratification devant le Bundestag, celui-ci l’assortit d’un préambule affirmant les liens étroits de l’Allemagne avec les États-Unis et l’Otan. Ces liens lui apparaissent fondamentaux face à la menace soviétique.
Dans une lettre manuscrite du 6 mars 1966 au président des États-Unis, Lyndon B. Johnson, Charles de Gaulle annonce que, si elle envisage « de rester… partie au traité signé à Washington le 4 avril 1949 » et qu’elle « serait… résolue… à combattre aux côtés de ses alliés au cas où l’un d’entre eux serait l’objet d’une agression qui n’aurait pas été provoquée », « la France se propose de recouvrer sur son territoire l’entier exercice de sa souveraineté… et de cesser sa participation aux commandements « intégrés » et de ne plus mettre de forces à la disposition de l’Otan. » La France se retire, en fait, de la structure militaire intégrée de l’Otan, tout en continuant à faire partie des instances politiques de l’organisation. Elle reste également partie prenante à l’infrastructure électronique de la défense aérienne de l’Otan, un système d’alerte très performant. Politiquement, la décision du général de Gaulle signifie que la France se retire de l’Otan, tout en demeurant membre de l’alliance atlantique. Les forces alliées, principalement américaines, quittent la France. Le siège de l’Otan et le quartier général du SHAPE s’installent en Belgique. Différents accords, dont les accords Ailleret-Lemnitzer de 1967, assurent cependant l’étroite liaison des Forces françaises en Allemagne avec l’Otan. Par ailleurs, comme elle l’a montré lors de la seconde crise de Berlin et celle de Cuba en 1962, la France reste fondamentalement un allié fidèle du camp occidental.
Les relations entre la France et l’Otan se normalisent et connaissent des rapprochements dans les années 1970-1980. Lors de la crise des euromissiles au début des années 1980, le Président François Mitterrand prend clairement position en faveur du déploiement par l’Otan de missiles Pershing II en Allemagne, en réponse à l’apparition de missiles SS 20 dans l’arsenal soviétique, et apporte son soutien au chancelier Kohl dans son discours au Bundestag de janvier 1983.
Après la guerre froide, proximité et nuances dans l’Otan rénovée
À l’issue de la Guerre froide, l’Otan poursuit sa route. En 1995, sous la présidence Chirac, la France décide le retour de son chef d’État-major des armées au Comité militaire et du Ministre de la Défense au Conseil atlantique, sans que les forces françaises soient toutefois subordonnées au commandement de l’OTAN.
L’OTAN rénovée se déploie vers de nouveaux horizons. Elle s’engage dans l’ex-Yougoslavie, conduit en 1999 une opération aérienne contre la Serbie lors de la crise du Kosovo puis, loin du sol européen, intervient avec les États-Unis en Afghanistan après les attentats terroristes de septembre 2001. France et Allemagne participent à l’action contre la Serbie et aux combats en Afghanistan, selon des modalités et des durées qui ne sont pas, il est vrai, entièrement les mêmes. L’Allemagne réunifiée, pleinement souveraine, agit pour la première fois militairement hors de son territoire. France et Allemagne refusent, toutes deux, de suivre les Américains dans l’aventure irakienne en 2003, qui se déroule hors du cadre de l’Otan. L’Allemagne n’accompagne pas la France et le Royaume-Uni dans l’opération, placée sous commandement de l’Otan, contre la Libye en 2011. Dans ces interventions, chacun des deux pays a pris sa décision en indépendance, selon l’appréciation qu’il a faite de leur opportunité, et cette décision a, sauf dans le cas de la Libye, été la même.
La France réintègre l’OTAN
En 2009, sous le président Sarkozy, la France réintègre l’Otan.
Celle-ci, élargie vers l’Est, après l’effondrement du bloc soviétique et la fin de l’URSS, retrouve sa raison d’être, la défense de l’Europe démocratique, après l’annexion en 2014 de la Crimée par la Russie et surtout après l’agression russe en 2022 contre l’Ukraine. L’Allemagne, puissance d’Europe centrale, participe dès 2017 avec détermination à « la présence avancée » de l’Otan dans les pays baltes et en Pologne, en prenant la direction de l’un des quatre groupements tactiques, celui de Lituanie. La France, surtout engagée dans le Sahel contre la menace djihadiste, y contribue plus modestement. Elle n’hésite pas à lancer des opérations extérieures (OPEX), tandis que l’Allemagne, sous la vigilance du Bundestag, du Parlement, reste dans une posture de « réserve stratégique. » Par ailleurs, l’Allemagne consacre à la défense une plus faible part de son PIB que la France.
L’autonomie stratégique face à l’assurance vie
L’Allemagne et la France adoptent une position commune dans le soutien à l’Ukraine. La première devient son principal fournisseur d’armements européen, loin devant la France, et décide le déploiement de toute une brigade de 4 000 hommes en Lituanie. La seconde prend la direction de l’un des quatre nouveaux groupements tactiques de l’Otan, celui de la Roumanie, où elle envoie 1 350 soldats. La France garde d’autres engagements dans le monde, l’Allemagne, puissance majeure en Europe, réaffirme sa vocation dans la défense continentale. Et elle conçoit celle-ci dans le cadre de l’Alliance atlantique, en liaison intime avec les États-Unis. Tout en reconnaissant le rôle de l’Otan et des États-Unis, la France défend depuis des années l’idée d’une autonomie stratégique de l’Europe et de la souveraineté de celle-ci. Ces concepts ont suscité le scepticisme de l’Allemagne, comme de la plupart des membres de l’UE, qui y voyaient la méfiance envers l’Otan et l’affaiblissement potentiel de la garantie américaine. Lorsque le Président Emmanuel Macron, dans une interview avec The Economist a évoqué « la mort cérébrale » de l’Otan en 2019, en se référant à l’incapacité d’une coordination entre les États-Unis et ses alliés face à des actions agressives de la Turquie, le ministre allemand des affaires étrangères, Heiko Maas, a répliqué aussitôt que l’Otan était « l’assurance-vie de l’Europe »[1].
La guerre en Ukraine a remis les États-Unis au centre du jeu en Europe et a montré qu’ils étaient incontournables, avec l’Otan, dans la défense du continent. En même temps, elle a accéléré, après la présidence Trump, la prise de conscience des Européens, dont l’Allemagne, que l’Europe ne pouvait se contenter de la puissance économique et commerciale, mais devait construire sa propre défense. L’Allemagne, cependant, garde le sentiment que la France maintient une réticence envers l’Otan et n’apprécie pas à sa juste valeur son apport à la défense de l’Europe, tandis que la France trouve l’Allemagne trop inscrite dans sa dépendance militaire envers les États-Unis et l’Otan.
Par-delà leurs différences, deux partenaires de premier plan de l’OTAN
En résumé, en raison de leur histoire, de leur situation géographique, de la façon dont ils se situent dans le monde, l’Allemagne et la France n’ont pas une approche identique à l’égard de l’Otan. Ce constat ne doit cependant pas faire oublier que l’une et l’autre, par-delà leurs querelles de couple, ont développé une proximité rare dans l’histoire et constituent des partenaires de premier plan de l’Alliance atlantique.
Cet article a paru dans la Revue de Défense Nationale -RDN – du mois de janvier 2024.
Cyrille Schott, préfet (h.) de région, ancien directeur de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), membre du bureau d’EuroDéfense France.
Cyrille Schott est Délégué régional de l’AFDMA en Alsace.
[1] Dans l’entretien « A president on a mission » accordé à The Economist (9-15 novembre 2019), le président Emmanuel Macron évoque « the braindeath of NATO » (« la mort cérébrale de l’Otan »). Le communiqué de presse du ministère des Affaires étrangères allemand (Auswärtiges Amt–Pressemitteilung) du 20 novembre 2019 commence ainsi : « Die NATO ist seit 70 Jahren die Lebensversicherung Europas » (« L’Otan est depuis 70 ans l’assurance-vie de l’Europe »). Heiko Maas a utilisé cette expression dans la presse orale allemande, en réponse au président français.